Armé de la traduction tranchée et tranchante de Florence Dupont, Tommy Milliot s’approprie la tragédie de Sénèque et plonge, sans concession, dans la fabrique du monstre originel.
On l’aperçoit à peine que, déjà, il impressionne, telle la tragédie qui, tapis dans l’ombre, attendrait son heure pour fondre sur les femmes et les hommes qu’elle emportera, à coup sûr, dans son maelström de douleur. Ce décor multi-parallélépipédique, à la rectitude simple et à la verticalité effrayante – six mètres de haut –, capable, à lui seul, de toiser les humains, de les remettre à leur place, celle d’individus qui, malgré leurs titres et en dépit de leurs projets, ont déjà tout perdu, pour qui n’être plus rien n’est qu’une question d’heures. Epuré à souhait, savamment proportionné, vide à en donner le vertige, il s’impose comme le symbole de la façon dont Tommy Milliot perçoit Médée : une tragédie atemporelle, à la fois antique et étonnamment de notre temps. Pour qui connaît le travail du metteur en scène, le choix de cette pièce a de quoi surprendre. De Frédéric Vossier (Lotissement) à Lluïsa Cunillé (Massacre), en passant par Naomi Wallace (La Brèche), il s’était jusqu’ici surtout penché sur des écritures ultra-contemporaines. C’est que Médée s’impose aussi comme la mère, et peut-être la plus cruelle, de toutes les tragédies familiales, qui constitue l’un des autres axes de travail fétiches de l’artiste.
Surtout, Tommy Milliot a choisi « sa » Médée. Au lieu d’opter pour celle d’Euripide, comme Jacques Lassalle l’avait fait en son temps dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, avec Isabelle Huppert dans le rôle-titre, il a préféré celle de Sénèque, et avec elle la traduction de Florence Dupont. Bien lui en a pris. Comme l’ont prouvé, ces dernières années, le Phèdre de Louise Vignaud et le Thyeste de Thomas Jolly, la spécialiste de littérature latine n’a pas son pareil pour débarrasser la langue des oripeaux desquels, dans un autre temps, certains traducteurs la paraient, et offrir aux pièces une nervosité et une contemporanéité qu’on leur méconnaissait. Une adresse directe, sans fioritures, ni concessions, qui fait office de substrat idéal pour les metteurs en scène comme Tommy Milliot. L’artiste cherchant, depuis ses débuts, à pratiquer un art à l’os, tranchant et radical – au sens étymologique –, où tout est placé au service du texte et du jeu.
A commencer, donc, par cet espace scénographique qui semble battre au rythme de la tragédie. Des lumières en fusion permanente de Sarah Marcotte à l’envoûtante musique composée sur-mesure par Adrien Kanter, l’ensemble de sa proposition scénique ne fait qu’augmenter les mots de Sénèque, les envelopper d’une aura plastique qui, loin de les écraser ou de les reléguer au second plan, en révèle toute la beauté. A l’avenant, le metteur en scène profite des moments du choeur antique, transformé en choeur sonore par la voix de sa fidèle dramaturge Sarah Cillaire, pour concevoir des tableaux qui s’imposent, sans doute, comme les moments les plus beaux et les plus touchants du spectacle. Tout particulièrement celui qui voit, pour la première fois, les deux enfants promis à la mort pénétrer sur le plateau et s’adonner à un jeu d’osselets qui, par sa primitivité même, traduit leur innocence la plus pure, et fait espérer que l’issue, pourtant inéluctable, ne se produira pas, que leur mère, à la dernière minute, aura la main qui tremble.
L’idée paraît d’autant moins saugrenue que, dans le sillage de Sénèque, Tommy Milliot tente, dans sa direction d’acteurs, de démythifier ceux qui, habituellement, passent pour des figures. Habituel roi cruel, Créon est, sous sa houlette, un roi nu, Jason passe pour un père aimant avant d’être un ambitieux prêt-à-tout, et Médée une femme laissée pour compte, aux prises avec cette folie qui transforme sa douleur en fureur. Redevenus ainsi humains, trop humains, dans ce monde où « les dieux n’existent pas », ils peuvent susciter une inhabituelle compassion à parts égales, Médée malgré son statut de sorcière pyromane et de mère infanticide, qui n’est que le résultat des outrages qu’elle a subis, et Jason malgré ses errements qui paraissent peu à peu appartenir au passé. Emmené par Bénédicte Cerutti, le quatuor présent au plateau, et accompagné par un binôme d’enfants en alternance, semble encore batailler, tâtonner, pour donner toute la puissance de jeu qui sied à cet ambitieux projet, mais gageons qu’au fil de la tournée qui s’annonce, ils sauront trouver leur voie pour donner à cette Médée tout le lustre qu’elle mérite.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Médée
Texte Sénèque
Traduction Florence Dupont
Mise en scène et scénographie Tommy Milliot
Avec Bénédicte Cerutti, Charlotte Clamens, Cyril Gueï, Miglen Mirtchev et un binôme d’enfants, en alternance, Pierre Clouté, Louis Michel, Alexandre Narboni-Guerut, Shahin Pulkowski, Swann Rogues De Fursac, Kais Sadmi-Soulage
Dramaturgie et voix Sarah Cillaire
Lumières Sarah Marcotte
Son Adrien Kanter
Assistant mise en scène Matthieu Heydon
Régie générale Mickaël Marchadier
Régie son Aurélie Granier
Assistant stagiaire dramaturgie TNS Alexandre Ben MradProduction La Criée, Théâtre national de Marseille et Man Haast – Tommy Milliot
Coproduction ExtraPôle Provence-Alpes-Côte d’Azur*, Théâtre National de Nice, Liberté-Châteauvallon Scène nationale, La Villette – Paris, Comédie de Béthune – Centre Dramatique National.
Médée bénéficie du soutien exceptionnel à la création de la DGCA
Man Haast est une compagnie conventionnée DRAC PACA ; elle est régulièrement aidée pour ses projets par la Région SUD Provence-Alpes-Côte d’Azur, le Département des Bouches-du-Rhône et la Ville de Marseille.
Tommy Milliot est artiste associé à la Comédie de Béthune – Centre Dramatique National.
Tommy Milliot est artiste résident du CENTQUATRE-PARIS depuis 2016.
Le texte est édité aux Éditions Actes Sud.Durée : 1h20
La Criée, Théâtre National de Marseille
du 23 septembre au 3 octobre 2021Théâtre National de Nice
du 7 au 9 octobreLiberté-Châteauvallon – Scène nationale, Toulon
les 13 et 14 octobreThéâtre Durance – Scène conventionnée d’intérêt national art et création, Château-Arnoux-Saint-Auban
les 9 et 10 novembreThéâtre d’Arles – Scène conventionnée d’intérêt national art et création
du 23 au 24 novembreLes Célestins – Théâtre de Lyon
du 1er au 11 décembreComédie de Béthune – CDN
du 10 au 12 mars 2022Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
les 17 et 18 marsLa Villette, Paris
du 25 au 28 mars
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