Au Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française, le metteur en scène, et désormais directeur du Nouveau Théâtre de Besançon, fait dialoguer avec très grand soin, et sans pousser les feux du symbolisme, deux des trois pièces de la Petite Trilogie de la mort du dramaturge belge : L’Intruse et Les Aveugles.
Jusqu’ici, Tommy Milliot avait surtout prouvé son appétence pour les textes contemporains. De Frédéric Vossier (Lotissement) à Fredrik Brattberg (Winterreise), de Lluïsa Cunillé (Massacre) à Angus Cerini (L’Arbre à sang), en passant par Naomi Wallace, dont il a adapté La Brèche et, beaucoup plus récemment, Qui a besoin du ciel, le metteur en scène, et désormais directeur du Nouveau Théâtre de Besançon, paraissait nourrir une relation quasi exclusive avec les autrices et les auteurs de notre temps, adeptes de dramaturgies hautement singulières et d’écritures toujours vénéneuses, comme reflet des troubles intimes qui agitent les individus et tendent les relations qu’ils peuvent nouer entre eux. Au coeur de ce parcours, s’imposait, malgré tout, une rencontre avec une oeuvre venue des temps anciens, la Médée de Sénèque, qui, en dépit de sa radicale beauté et en regard des autres choix de l’artiste, pouvait passer pour une incongruité. Pourtant, loin d’avoir eu à dépoussiérer au forceps cette pièce antique, Tommy Milliot assure y avoir déniché « des thèmes forts sur lesquels [il] travaille – le pouvoir, le rapport femmes-hommes, la vengeance, l’oppression… », une écriture « en prise avec des réalités qui sont les nôtres » et une « parabole de notre société contemporaine ». Cette même « parabole » dont il trouve aujourd’hui une tout autre version en s’emparant, au Vieux-Colombier, de deux des trois pièces de la Petite Trilogie de la mort de Maeterlinck : L’Intruse et Les Aveugles.
Sans doute moins célèbres que Pelléas et Mélisande, Intérieur ou La Princesse Maleine, ces oeuvres de jeunesse n’en restent pas moins des petits joyaux qui, ces dernières années, ont refait surface grâce au travail de Daniel Jeanneteau, de Clara Koskas ou encore de Julien Dubuc, comme si ces précipités sur la condition humaine pouvaient acquérir une résonance nouvelle lorsqu’ils entraient en dialogue avec notre époque, où l’avenir de plus en plus incertain transforme le présent en un vaste champ de sables mouvants. Autonomes, L’Intruse et Les Aveugles – tout comme Les Sept Princesses qui complète la trilogie – partagent néanmoins une même simplicité dramaturgique – un acte en temps (quasi) réel qui respecte à la lettre la sacro-sainte règle des trois unités – et, surtout, une collection de motifs, qui rend on ne peut plus pertinente l’idée de Tommy Milliot de les présenter l’une à la suite de l’autre. S’y nichent, de façon plus ou moins explicite, une ambiance propre à la nuit tombée, une dualité frictionnelle entre la lumière et l’obscurité, un⸱e absent⸱e au centre de toutes les discussions, un rapport étroit aux signes extérieurs, et notamment à ceux envoyés par la Nature, la déréliction de personnages condamnés à patienter dans l’attente d’une hypothétique issue sur laquelle ils ont peu de prise, une langue qui ne cesse d’achopper et, segment par segment, donne naissance à une choralité souvent dissonante, mais aussi un lien fort avec le pouvoir, et les limites, de la vision.
Car, tout comme dans Les Aveugles, c’est bien un personnage malvoyant, L’Aïeul, qui sert de pivot à L’Intruse. À l’intérieur du vieux château où sa fille vient d’accoucher, l’homme patiente dans une pièce attenante à la chambre, en compagnie du Père, de L’Oncle et des Trois Filles, unifiées en une seule par Tommy Milliot. L’atmosphère y est lugubre, « sombre », tout juste éclairée par une lampe capricieuse, tandis qu’une « grande horloge flamande » ne cesse de marquer l’écoulement du temps. Si l’état de santé de la nouvelle mère semble précaire, tous les membres de son entourage se veulent rassurés et rassurants. Tous, sauf un, L’Aïeul, à l’affût du moindre signe qui pourrait confirmer, ou infirmer, son mauvais pressentiment : des cygnes apeurés, des rossignols devenus mutiques, le vent qui se lève dans l’avenue, le bruit d’une faux dans le jardin, mais aussi cette présence que lui seul ressent et qui, parfois, vient s’asseoir à la table – L’Intruse n’étant rien d’autre que la mort qui rôde. Ce rapport à une présence, c’est aussi celui qu’essaient d’entretenir la douzaine d’aveugles qui donnent leur nom à la seconde pièce. Perdus dans une « très ancienne forêt septentrionale », éloignés de l’hospice où ils habitent, toutes et tous sont dans l’attente du retour de ce prêtre qui, depuis tant d’années, leur sert de guide. Alors que, écrit Maeterlinck dès la première didascalie, « le buste et la tête » de l’homme assis au loin sont « légèrement renversés et mortellement immobiles », les Aveugles sont privés de cette image et espèrent encore le sentir revenir. Avec plus de courage que de témérité, ils tentent alors de se repérer, et apprennent, au fur et à mesure de leurs échanges, à se découvrir. Chose que, jusqu’ici, ils n’avaient jamais faite.
À ces deux pièces, et c’est là l’une des forces de son geste, Tommy Milliot offre, dans un même élan, une unité et une singularité. Ce double mouvement, le metteur en scène l’opère grâce à un travail scénographique remarquable, quasiment pictural, capable de faire se répondre la pièce de vie austère, presque spartiate, d’un « vieux château » et le terrain forcément plus escarpé – et donc gradiné – d’une « très ancienne forêt septentrionale ». À l’image des personnages qui l’habitent, le décor réalisé par l’atelier du Nouveau Théâtre de Besançon paraît jouir d’une âme, et diffuse sur le plateau du Théâtre du Vieux-Colombier une ambiance peu commune, à mi-chemin entre la fascination et l’inquiétude, le coucher de soleil et le clair de lune, donnant à l’espace des airs de purgatoire. Amplifiée par la création lumières tout en clair-obscur de Nicolas Marie et les beaux costumes de Benjamin Moreau, cette impression l’est aussi par le travail sur le son mené par Vanessa Court. Fin, précis, délicat, et toujours savamment dosé, il suit à la trace les flux et les reflux des oeuvres, sans jamais les travestir. Car, dans la création très soignée de ces cadres scéniques, tout ne fait, en définitive, qu’épouser le texte, et parfois les indications, de Maurice Maeterlinck. Si l’étrangeté que peut parfois receler le symbolisme se fait jour, c’est bel et bien de là qu’elle émane, de ces espaces qui, à l’instar de la peinture marbrée qui les recouvre, entretiennent le flou qui les habite et les anime. Dotés d’une identité forte, ils n’ont aucun port d’attache clair, et peuvent alors se targuer de détenir une puissance propre à l’atemporel.
Pour autant, et c’est là l’autre force de son geste, Tommy Milliot ne cherche pas à pousser les feux du symbolisme. Tout en assumant la belle langue de Maeterlinck, à qui il donne le temps, sans en faire trop, de se déployer, le metteur en scène joue avec son apparente simplicité formelle pour donner de la chair aux personnages. Sous sa houlette, toutes et tous ont moins l’allure de figures éthérées que d’êtres pleinement incarnés, les deux pieds dans leur hyper présent, dont on devine, grâce au doigté de la direction d’acteurs, qu’il leur cause bien des tourments intérieurs. À quelques exceptions près – les Trois Vieilles Aveugles en prière, la Soeur de Charité et la Servante –, l’ensemble de ces individus, aussi maeterlinckiens soient-ils, apparaissent au plus proche de nous, et les vibrations qui les entourent, et les traversent, peuvent alors nous parvenir avec une limpidité étincelante. Cet exercice d’équilibriste, Tommy Milliot le réussit grâce à l’adresse des comédiens-français, accompagnés de Charlotte Clamens. Tandis que le quatuor principal de L’Intruse s’en sort sans trembler – à commencer par Bakary Sangaré qui donne accès aux douloureuses fêlures de L’Aïeul –, la petite dizaine de comédiennes et de comédiens réunis, au côté de l’imperturbable chien Jesse, pour Les Aveugles étonne dans sa façon de préserver l’horizontalité de la parole et de faire monter, à pas de velours, la tension, jusqu’à ce que les pleurs d’un enfant ne viennent, tel un nouveau motif miroir, sonner un bien triste glas.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’Intruse et Les Aveugles
de Maurice Maeterlinck
Mise en scène et scénographie Tommy Milliot
Avec Bakary Sangaré, Gilles David, Claïna Clavaron, Dominique Parent, Alexandre Pavloff, Thierry Godard, Blanche Sottou, Aristeo Tordesillas, Charlotte Clamens, le chien Jesse
Costumes Benjamin Moreau
Lumières Nicolas Marie
Son Vanessa Court
Collaboration artistique Matthieu Heydon
Assistant à la scénographie Dimitri Lenin
Réalisation du décor Atelier du Nouveau Théâtre Besançon CDNAvec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalDurée : 2h (entracte compris)
Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris
du 29 janvier au 2 mars 2025
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