Au Studio-Théâtre de la Comédie-Française Maryse Estier fait entendre la modernité d’une œuvre oubliée d’Edmond Rostand qui ravive la figure de Don Juan pour mieux lui faire sa fête. Et réalise un bijou de spectacle, entre classicisme et feu follet, porté par un quatuor d’interprètes de haute volée, Edith Proust en tête.
Christiane Jatahy, Lilo Baur, Julie Deliquet, Lorraine de Sagazan, Maëlle Poesy, Johanna Boyé, Laëtitia Guédon, Justine Heynemann, Léna Bréban… Une énumération qui ressemble à un palmarès. Quelle est le point commun entre toutes ces femmes ? Elles sont metteuses en scène et ont créé un ou plusieurs spectacles dans une des trois salles de la Comédie-Française, à Richelieu, au Vieux Colombier ou au Studio-Théâtre, écrin idéal des premiers pas au sein de la vénérable institution. C’est là que Maryse Estier présente pour la première fois le fruit de son travail autour d’Edmond Rostand, auteur qu’elle affectionne tout particulièrement. Artiste associée au Théâtre Montansier de Versailles, elle y avait déjà monté avec succès L’Aiglon. Voici donc qu’elle s’empare et adapte une autre pièce méconnue de l’auteur du fameux Cyrano de Bergerac qui aura volé la vedette à toutes les autres. La Dernière Nuit de Don Juan, une variation tout aussi classique qu’impertinente autour du mythe du fieffé libertin, figure de séducteur immortalisé par Molière qui aura fait couler beaucoup d’encre et que Rostand ressuscite.
A moins que ce ne soit un épilogue à la légende. Un point final à sa fuite en avant. Une mise en boîte entre les quatre murs du théâtre et la sacro-sainte règle des trois unités respectée à la lettre (unité de lieu, de temps et d’action). Echappant aux flammes de l’enfer, Dom Juan a obtenu un sursis d’une décennie qui s’achève aujourd’hui. L’heure est venue de régler ses comptes avec le diable mais aussi avec la liste de ses conquêtes. On connaît le refrain entêtant de l’opéra de Mozart, « mille e tre » qui sonne comme un trophée brandi avec orgueil. De cette version italienne et lyrique, ce musical Don Giovanni, s’entendent ici des échos assourdis, quelques répliques dans la langue de Dante, des masques vénitiens, l’évocation des gondoles, sommet et cliché du cadre romantique par excellence. La scène est à Venise donc où Don Juan, toujours frais, beau, pimpant, devise sur son existence en compagnie de son fidèle Sganarelle, dévoué mais pas dupe (Bakary Sangaré aussi délicat qu’imposant). Un mystérieux marionnettiste s’invite et déploie son castelet de bois, un fronton de palais où Don Juan voit son passé défiler. Ce n’est pas la première fois qu’au théâtre la mise en abyme appelle un sursaut de conscience, effet miroir visant à faire éclater une vérité souvent tue ou cachée. Don Juan doit rendre des comptes. Cette nuit est son procès.
La dernière heure a sonné. Et c’est sur des sons d’horlogerie que s’ouvre le spectacle, ponctué de cloches, marquant le couperet du temps. Pour qui sonne le glas. Pour celui qui toute sa vie durant n’aura fait que posséder sans connaître, jouer et tromper, maniant à la perfection l’art de la séduction. Aimer lui est hors de portée. Il a conquis tant de femmes, il ne se souvient d’aucune. Alors voilà que l’ombre blanche vient lui rafraîchir la mémoire et plus encore. Incarné par Edith Proust, nouvelle recrue de la troupe, ce personnage évanescent représente la cohorte des conquêtes. Toutes les femmes de sa vie en une seule. S’amorce alors une joute verbale sans merci, épatante de modernité, où le beau rôle est au sexe « faible », ce « deuxième » sexe tant bafoué. En tutu blanc et chemise d’homme négligemment nouée à la taille, talons aiguilles, à mi-chemin entre l’ange, la mariée et la vampe, Edith Proust fait tout simplement une entrée fracassante dans la Maison de Molière. Clown grave, féminine en diable, son apparition fait monter d’un cran le niveau de la représentation. Son jeu bouscule tout, les codes, la technique, le carcan classique. Elle fait fi de la virtuosité, de cette encombrante démonstration de savoir-faire pour prouver qu’on mérite sa place et propose une interprétation sur le fil, vivante, à la fois drôlissime, imprévisible et puissante. Sans arrêt mouvante, visage grimé de blanc, cheveux gominés en arrière, elle est le caillou dans la chaussure, l’ombre au tableau, l’intruse qui vient dérégler la machine de guerre qu’est cet homme de fer. Le clou du spectacle en somme.
Et ce qui est d’autant plus remarquable dans l’écriture de Rostand, c’est que jamais cette émanation du féminin dans ce vase clos masculin ne se pose en moralisatrice, jamais elle n’assène de leçon, elle n’est pas sa mauvaise conscience mais la vérité sortie de la nuit de ses oublis. Elle questionne et ce faisant, le confronte, et prend un plaisir malin à renverser la situation, retournant notre Don Juan vantard et fier comme un gant. Face à elle, Baptiste Chabauty est un galant joli garçon blond comme les blés, virevoltant d’un bord à l’autre du plateau, il ne tient pas en place et jubile de son propre charme, de son aura, son égo rassuré par l’accumulation pathologique de ses prises. Fanfaron coureur de jupons, il trouvera au bout de cette nuit de délibération la punition servie sur un plateau par le diable en personne (Jordan Rezgui, formidable lui aussi, tout en intelligence et malice rentrée). Dans cette bataille à coup de mots, la femme ici n’est ni une proie ni une sorcière, ni une princesse ni une esclave, ni un objet ni une ingénue, ni madone, ni putain, elle échappe à toutes les binarités qui cloisonnent, à toutes les images d’Epinal qui emprisonnent. La femme ici est son égal, elle est forte de sa clairvoyance et de sa lucidité, elle tient tête à l’homme et son panache est une revanche. N’est pas manipulé qui l’on croit et la femme est assurément l’avenir de l’homme.
Rostand fait bouger les lignes, bouscule les rapports de force, et Maryse Estier, dans sa mise en scène subtile et maîtrisée, donne à la langue aussi moderne que datée de l’auteur un cadre élégant et grave pour qu’à l’intérieur, l’humour, l’irrévérence et la pensée s’expriment en liberté. L’écrin est superbe et l’harmonie visuelle règne entre tous les éléments présents sur scène, de la toile immense en clair-obscur réalisée par Lucien Valle qui signe la scénographie ainsi que la création lumière aux costumes d’un goût exquis d’Anaëlle Misman en passant par les marionnettes conçues par Adèle Collé, l’accord entre les matières (bois et pierre), c’est un régal pour le regard. Et si Edmond Rostand règle son compte à Don Juan dans une langue élégante et imagée qui manie comme personne la joute oratoire avec doigté, Maryse Estier le donne à entendre ici et maintenant, ravivant avec une belle acuité ces vers vifs et passionnés et cette œuvre aussi surprenante qu’éloquente.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
La Dernière Nuit de Don Juan
D’après Edmond Rostand
Adaptation et mise en scène : Maryse Estier
Scénographie et lumières : Lucien Valle
Costumes : Anaëlle Misman
Musique originale et son : John Kaced
Marionnettes : Adèle Collé
avec la troupe de la Comédie-Française
Bakary Sangaré, Baptiste Chabauty, Jordan Rezgui, Edith ProustDurée 1h05
Du 25 mai au 7 juillet 2024
Studio-Théâtre de la Comédie-Française
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