À la Comédie-Française, Stéphane Varupenne se focalise sur la dimension vaudevillesque de la comédie satirique de Nicolaï Erdman, et tend à lui faire perdre une partie de sa profondeur et de sa portée politique.
Pour bâtir ses spectacles au sein de la Comédie-Française, Stéphane Varupenne avait jusqu’ici cheminé exclusivement en tandem, au côté de son compagnon de route Sébastien Pouderoux, avec qui il avait orchestré Les Serge (Gainsbourg Point Barre) au Studio-Théâtre, puis revu et corrigé Les Précieuses ridicules au Théâtre du Vieux-Colombier. Tandis que son acolyte s’est récemment associé à Constance Meyer pour donner naissance à Contre, construit à partir de la vie et de l’oeuvre de John Cassavetes et Gena Rowlands, le comédien et metteur en scène s’avance aujourd’hui en solitaire salle Richelieu, dont, au gré d’un cheminement naturel, il peut désormais avoir les honneurs. Après Gainsbourg et Molière, il s’attaque à une écriture sans doute un peu moins connue du grand public – même si elle fait un retour remarqué ces derniers temps sur les planches –, celle de Nicolaï Erdman et de son Suicidé. Avant lui, seul Jean-Pierre Vincent, alors administrateur général du Français, avait osé confier ce texte à la troupe, dans une mise en scène donnée au Théâtre de l’Odéon il y a plus de 40 ans. Un (autre) monde où, malgré quelques convulsions, le bloc soviétique existait toujours et l’URSS tenait encore debout.
Même si l’eau a, depuis, largement coulé sous les ponts, Stéphane Varupenne n’a pas voulu faire de la seconde pièce de Nicolaï Erdman, après Le Mandat, un Suicidé de notre temps. Au contraire, le metteur en scène arrime solidement, et esthétiquement, son propos à son époque d’écriture, à cette Union soviétique de la fin des années 1920, où, après la période de libéralisation économique de la NEP, le resserrement stalinien commence à produire ses effets. Cet étouffement des êtres et des vies, Éric Ruf le figure et le matérialise dans la scénographie très travaillée, mais particulièrement imposante, qu’il a imaginée : du kommunalka décrit par Erdman, ne reste qu’un seul espace à vue, une minuscule chambre où vivent Sémione, Macha et sa mère. Dans ce logement communautaire où l’intimité est un concept particulièrement relatif, où tout, des toilettes à la cuisine, est en partage forcé, où la ligne d’horizon semble bien loin, Sémione Sémionovitch Podsékalnikov se désespère.
À la suite d’une dispute conjugale nocturne autour d’un morceau de saucisson, l’homme enrage et génère, malgré lui, un quiproquo : son épouse et sa belle-mère sont persuadées qu’il veut mettre fin à ses jours, tout comme leur voisin Kalabouchkine qui, alerté par les deux femmes, croit surprendre Sémione avec un pistolet dans la bouche, alors qu’il ne s’agit, en réalité, que du fameux saucisson. Il n’en faut pas plus à la rumeur pour naître, et se répandre. Bientôt, le « citoyen Podsékalnikov » voit défiler chez lui un intellectuel, une bourgeoise romantique, un boucher, un artiste, et même un prêtre. Tous sont convaincus que l’homme veut commettre l’irréparable et, plutôt que de l’en dissuader, tous sont bien décidés à le convaincre de mettre cette prétendue volonté au service de leurs propres intérêts. Loin de les chasser, Sémione les écoute avec la plus grande attention, les considère, fait mine de se laisser persuader par les uns et les autres, trop heureux d’avoir, enfin, cette attention qui lui manquait tant, et de devenir un individu à part entière, plutôt qu’un vulgaire pion perdu dans la masse des citoyens. Sauf qu’il se retrouve rapidement pris dans un engrenage qui le dépasse, piégé par un jeu qui menace de le dévorer.
De ce jeu, Stéphane Varupenne choisit, d’emblée, de pousser les accents vaudevillesques. Sous sa houlette, les ébats du voisin Kalabouchkine et de sa maîtresse Margarita ne tardent pas à faire trembler les murs, la porte de l’appartement à claquer à chaque fois qu’une personne en franchit le seuil et le piano de Vincent Leterme à accompagner chacune des répliques, comme si Erdman pouvait être monté à la façon d’un Labiche, voire d’un Feydeau. Las, si la mécanique peine, au plateau, à véritablement s’emballer, elle paraît, de surcroit, oublier que Le Suicidé est davantage une comédie satirique qu’un boulevard, et qu’elle ne donne pas le meilleur d’elle-même à être traitée comme tel. Eu égard à son contexte d’écriture, à la terreur stalinienne qui commençait à sévir et empêcha la pièce d’être représentée pendant plusieurs décennies, la critique politique et sociétale déployée par Nicolaï Erdman ne peut se faire qu’à demi-mot, qu’à bas bruit, par des microtouches disséminées çà et là dans le texte, auxquelles l’adaptation et la traduction de Clément Camar-Mercier ne rendent pas assez grâce et que la mise en scène survitaminée de Stéphane Varupenne, si elle ne manque pas d’idées, tend à étouffer plutôt qu’à révéler. De l’acte IV façon Alice de l’autre côté du miroir, avec ses individus aux airs de créatures et ses accessoires géants, à la fameuse scène du banquet qui, dans l’acte III, constitue le pivot de l’ensemble de la pièce, l’intense cruauté qui, en théorie, fait office de principale arme dramaturgique s’avère insuffisamment perceptible.
Transformé en benêt, qu’il n’est pas aussi fondamentalement chez Erdman, sans, pour autant, être un foudre de guerre, Sémione voit alors la légitimité de son malaise minimisée et les causes fondamentales de son mal-être rendues moins préhensibles. Avant d’être un mari contrarié, il incarne, en principe, un être social blessé, qui, à son corps défendant, mène un combat par essence politique dans sa façon de vouloir restaurer l’équilibre entre l’individu, qui n’a pas sa place dans l’idéologie communiste, et la masse, glorifiée à l’excès, comme le montre le discours radicalement univoque du coursier de la police militaire. Chez Stéphane Varupenne, ce combat perd malheureusement de son ardeur et de sa substance, diluées par l’appréhension maladroite de l’essentiel des personnages. Du petit commerçant au religieux, en passant par l’artiste, tous sont, certes, des figures, des représentants de franges de la société malmenées par le pouvoir soviétique, mais ils sont ici plus caricaturaux que caractérisés, à l’exception de l’intellectuel de Serge Bagdassarian, toujours confondant d’intelligence dans sa compréhension des rôles, et de la Macha d’Adeline d’Hermy, qui se révèle souvent touchante dans son costume de femme forte, mais d’épouse malmenée. Habituellement brillant, même Jérémy Lopez peine, sans démériter, à embrasser l’ensemble des dimensions du personnage de Sémione, réduit à sa portion congrue par la lecture partielle de Stéphane Varupenne, qui n’a pas réussi à trouver le savant équilibre de ce « vaudeville politique noir ».
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Suicidé
d’après Nicolaï Erdman
Mise en scène Stéphane Varupenne
Avec Sylvia Bergé, Florence Viala, Christian Gonon, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Adeline d’Hermy, Jérémy Lopez, Clément Hervieu-Léger, Anna Cervinka, Yoann Gasiorowski, Clément Bresson, Adrien Simion, Léa Lopez, le comédien de l’académie de la Comédie-Française Melchior Brun des Roziers, et Vincent Leterme (piano), Véronique Fèvre (clarinette), Hervé Legeay en alternance avec Martin Leterme (guitare)
Texte français, adaptation et dramaturgie Clément Camar-Mercier
Scénographie Éric Ruf
Costumes Gwladys Duthil
Lumières Nathalie Perrier
Direction musicale et arrangements Vincent Leterme
Son Colombine Jacquemont
Travail chorégraphique Marlène Saldana
Collaboration artistique Thibault Perrenoud
Assistant à la scénographie Dimitri LeninAvec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Avec le généreux soutien d’Aline Foriet-Destezet, grande ambassadrice de la création artistiqueDurée : 2h20
Comédie-Française, salle Richelieu, Paris
du 11 octobre 2024 au 2 février 2025
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