Autrice, metteuse en scène, performeuse et réalisatrice bretonne, Patricia Allio déplie au fil des formes qu’elle crée une attention aux voix minoritaires et aux luttes. Rencontre avec une artiste tissant savamment éthique, esthétique et politique.
Lorsque l’on échange en cette mi-décembre avec Patricia Allio, elle bénéficie de quelques jours de pause. C’est que l’artiste bretonne a une actualité foisonnante. Côté théâtre, il y a notamment les tournées de deux de ses spectacles. L’un, Dispak dispac’h (créé en novembre 2021 à Lorient et qui sera en février et mars 2024 à Paris avant de continuer sa route) a constitué l’une des belles découvertes du In d’Avignon en 2023 par sa puissance autant formelle que politique. Réunissant des interprètes du théâtre ou de la danse et des actrices et acteurs de la société civile, Dispak dispac’h inventait une agora pour faire résonner l’inhumanité des politiques migratoires européennes, tout en engageant de manière active le public. L’autre, son seul en scène Autoportrait à ma grand-mère (qu’elle porte depuis 2018), travaille les questions des origines sociales, de l’appartenance à des luttes intimes comme plus vastes à travers la mise en dialogue de son itinéraire et de celui de sa grand-mère bretonne.
Côté cinéma, elle continue entre autres d’accompagner les projections de Brûler pour briller (2023), singulier film saute-frontières réunissant dans une épopée mystico-queer toute une palette d’interprètes (le danseur François Chaignaud, la comédienne Christelle Podeur, l’artiste Hanthedemos Milon, etc.). Enfin, Patricia Allio vient, côté art contemporain, de co-signer avec l’artiste H. Alix Sanyas une œuvre pour l’exposition Le bruit de la chair. Partition pour gina pane au Frac des Pays de la Loire. Leur installation Last Cow, en prenant sa source dans Le Rayon vert d’Eric Rohmer (film dans lequel un personnage expose son végétarisme), l’amène à « tisser dans un dispositif artistique un lien entre le monde de l’art et un monde plus militant » – de l’argent ayant été versé à une association dont l’objectif est de sauver des bovins de l’abattoir. Un travail qui nourrit d’ores et déjà une forme future, théâtrale cette fois, qui verra le jour en 2025. Si cette création intitulée Le faux est un moment du vrai n’en est qu’à ses prémisses, elle promet de prolonger la réflexion antispéciste abordée dans l’installation élaborée avec H. Alix Sanyas et qui est chère à Allio : « J’ai toujours eu l’intuition que se préoccuper de la justice sociale était se préoccuper de manière holistique du monde animal et végétal, et qu’il n’était pas possible de construire une éthique spéciste uniquement tournée vers les droits humains. »
L’on pourrait, à l’énumération de ces activités, s’en tenir au seul constat de l’interdisciplinarité assumée. Mais ce serait oblitérer l’essentiel, soit que les enjeux de la circulation, du déplacement, de la mise en mouvement et de l’hospitalité fondent le travail de Patricia Allio, se déploient à l’intérieur des formes mêmes. C’est le cas, par exemple, de Dispak dispac’h, qui « se renouvelle et évolue au gré des tournées », la metteuse en scène actualisant le projet en invitant « des personnes de la société civile dans chaque ville de représentations ». Un geste mu par la conscience que « l’espace théâtral, même documentaire, est toujours rattrapé par la fiction. Ce qui m’intéresse est de ramener encore du réel, du dehors sur scène, avec un dispositif ou un rapport au présent pour que cette irruption électrise le sensible ».
Interrogée sur cette question de la plasticité des formes qu’elle conçoit, leur capacité de mises en mouvement, Patricia Allio explique s’attacher à « ces questions avec une grande exigence formelle, sans être dans le didactisme ni le socioculturel. » « Dans la perspective d’une démocratie participative radicale, je considère que toute œuvre peut être présentée à n’importe qui, à condition d’accompagner, de construire des cheminements ». Cette attention se déploie chaque année depuis 2016 à Saint-Jean-du-Doigt. Dans ce village du Finistère où elle vit pour partie depuis une dizaine d’années a lieu ICE, festival pluridisciplinaire dédié à la forme de l’autoportrait, ainsi qu’aux minorités sexuelles, politiques et linguistiques. « Les questions du dialogue et de l’accueil des artistes et du public, de la mise en relation à travers des gestes artistiques irriguent ICE. Je crois beaucoup à la queerisation des espaces, au décentrement, au fait d’amener de l’altérité et des formes d’hétérotopie. Et l’hospitalité ne renvoie pas seulement à la personne étrangère, mais au fait que tout le monde se sente légitime à être là et à parler. Derrière cela émerge la question de la reconnaissance – qui entraîne avec elle des enjeux de classe, de genre, de représentativité. » Au fil des éditions, ICE déplie des espaces de curiosités et de dialogues avec des personnalités comme Assa Traoré, Mickaël Philippeau, François Chaignaud, Pierre Maillet, Marie Losier, Léonie Pernet, etc. Une manifestation qui demeure ajustée à son territoire, aussi parce que « c‘est à partir de l’intime, du local, du tout petit que des métamorphoses durables peuvent s’opérer. »
L’intime et le politique, le collectif et le singulier : à ce tissage savant – qui n’est certainement pas pour rien dans la puissance de son travail – s’ajoute la présence des affects et de la théorie entremêlés. Pas si étonnant lorsqu’on sait que Patricia Allio a étudié et enseigné la philosophie jusqu’au début des années 2000. Et que l’un de ses domaines de recherche était… « la théorie des émotions, l’histoire philosophique des émotions, de Dante Alighieri jusqu’à des formes beaucoup plus contemporaines. Mais je crois que le moteur de ma vie morale et éthique, de mon existence et de ma création c’est la question de l’empathie et de la vulnérabilité. Comment se rendre poreux, éprouver la vulnérabilité de l’autre ? Comment fabriquer des espaces où représenter et ressentir des vies précaires dans un monde devenu invivable ? Comment les gestes artistiques peuvent-ils contribuer à ouvrir des espaces, lever des dénis, produire des formes de contagion affective ? Notre monde ne veut pas de vies fragiles, précaires. Dans une société où l’on supprime l’AME [aide médicale d’urgence, ndlr], la question des émotions morales et démocratiques, de la justice sociale n’existent presque plus – la vie intime n’étant pas séparée de la vie politique et de la société. » D’où la nécessité pour Patricia Allio de défendre la possibilité de paroles dissidentes, qu’il s’agisse de celles de personnes en situation d’exil, de personnes LGBTQI, ou de voix prolétaires – cela en signalant toujours d’où ces voix sont adressées. « Être sur scène est un privilège et une responsabilité dont il ne faut pas mésuser. Donner et faire entendre des voix minorisées, parfois précaires, qui ne passent pas forcément par la littérature est un leitmotiv très fort pour mon théâtre. »
On en revient à la question des formes, et du théâtre et de la performance. Outre l’aspect collectif qui lui est essentiel, elle trouve dans le travail au plateau la mise en jeu perpétuelle d’une « reviviscence et d’une intensification. Le cinéma va provoquer des relations, mais il demeure un objet clos, là où sur scène ça surgit et ressurgit en permanence. Cette métamorphose m’importe. » Patricia Allio, où quand le sensible et le politique, l’esthétique et les affects, invitent, mine de rien et avec toujours la possibilité d’un dialogue, chacune et chacun à se déplacer. Pour qui sait, mieux se rencontrer et se mettre en mouvement.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Le palmarès 2023 de caroline châtelet
Le spectacle qui ne prend pas une ride : Hen, de Johanny Bert
Le spectacle-concert pour danser furieusement quel que soit son âge : OURK, de la Blah Blah Blah Cie
Le spectacle avec lequel on a cheminé bien au-delà de sa représentation : Que ma joie demeure de Jean Giono, mis en scène par Clara Hédouin
L’artiste que l’on va suivre : Ntando Cele, co-conceptrice et interprète de Go Go Othello
Le premier seul en scène aussi intelligent qu’émouvant : L’Échappée, de Philémon Vanorlé
Le spectacle qui met en mouvement : Carte noire nommée désir, de Rébecca Chaillon
Le spectacle qui retraverse avec pertinence une polémique nationale : La Crêche, de François Hien
Le spectacle de danse hypnotique : Clashes Licking, de Catol Teixeira
La revue dont on regrette l’arrêt de publication : INCISE, revue portée par le T2G, rédaction en chef Diane Scott
Le livre qui remet les idées en place sur le théâtre : Le théâtre, les nénuphars, les moulins à vent de Jean Jourdheuil
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