Rébecca Chaillon au pays des merveilles noires
Dans Carte Noire nommée Désir, la performeuse, autrice et metteuse en scène Rébecca Chaillon invente avec sept autres artistes un grand rituel hybride. Un espace intime et collectif où le geste et la parole ne cessent de se transformer pour déconstruire les regards blancs portés sur les corps noirs.
L’arôme de Carte Noire nommée Désir est de ceux qui ne trompent pas. Pour filer la métaphore culinaire chère à Rébecca Chaillon, qui au sein de sa compagnie « Dans le ventre » crée depuis 2006 des performances où le féminin s’exprime entre autres à travers un rapport singulier à la nourriture, cette nouvelle création s’ouvre sur une saveur franche, tranchante. En invitant les femmes noires du public à s’installer sur des canapés installés pour elles d’un côté du plateau, en face des gradins où s’assoient tous les autres spectateurs, les équipes des théâtres qui accueillent le spectacle – après sa création au Théâtre de la Manufacture – CDN de Nancy, c’est pour notre part au Théâtre de Dijon-Bourgogne que nous l’avons découvert – se font le relai de l’intention de Rébecca Chaillon. Laquelle est d’ailleurs déjà occupée à la même chose, mais différemment : tandis que chacun prend la place qui lui est attribuée, la performeuse, autrice et metteuse en scène s’acharne avec une serpillère sur le sol du plateau. Un plateau blanc, qui contraste avec la couleur de son corps, noir, malgré le maquillage dont il est au départ recouvert.
Cette séparation noires/blancs offre à Rébecca Chaillon un cadre où développer la pensée décoloniale qu’elle dit avoir creusée récemment. Depuis, lit-on sur la feuille de salle du spectacle, sa participation au documentaire d’Amandine Gay, Ouvrir la Voix / Speak Up qui donne la parole à vingt-quatre femmes afro-descendantes. À l’occasion du portrait que nous lui consacrions dans le cadre de notre série Génération Sceneweb, elle nous disait avoir approfondi sa réflexion sur les rapports entre noirs et blancs, et surtout blanches, auprès du collectif Décoloniser les Arts. Carte Noire nommée Désir témoigne de cette évolution. Dans cette pièce beaucoup que dans ses performances précédentes, Rébecca Chaillon affirme la portée politique de son geste en plus de l’exprimer à travers son langage hybride, où la performance, le théâtre ou encore les arts plastiques se mêlent pour créer des images en mouvement, en transformation permanente. En intégrant toutes les matières citées plus tôt, le discours militant les fait de nouveau évoluer. Il en accentue les passionnants frottements.
Si Carte Noire nommée Désir n’est pas la première performance collective de l’artiste qui revendique une identité plurielle, faite de plusieurs traits souvent discriminés – couleur de peau, bisexualité, poids… –, elle s’y entoure pour la première fois d’artistes qui lui ressemblent. Du moins dans le questionnement de leur « négritude », notamment à l’endroit de l’amour et de la sexualité. Bebe Melkor-Kadior, Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband en alternance avec Olivia Mabounga, Ophélie Mac, Makeda Monnet, Fa-tou Siby ont en effet beau avoir des personnalités et des expressions très variées, toutes construisent celles-ci en opposition à un modèle théâtral dominant, fondé sur le pouvoir du metteur en scène. Refusant comme Rébecca Chaillon de « composer au masculin » et de subir l’exotisation et l’hypersexualisation souvent imposées à leurs corps, elles développent des identités artistiques qui donnent tort à une tendance répandue à mettre dos à dos l’art et l’engagement.
Dans Carte Noire nommée Désir, dont le titre fait bien sûr référence à une célèbre marque de café, il ne faut guère chercher de récit-cadre au sens où on l’entend habituellement. Déconstruisant les pratiques théâtrales dominantes, où la linéarité fait loi, Rébecca Chaillon envisage la mise en scène comme un art de créer des cadres, des conditions idéales pour sa propre expression singulière et celle de ses sœurs noires. Dans cette pièce, le cadre est un labyrinthe qu’elle compare justement à celui d’Alice au pays des merveilles : les artistes qui accompagnent Rébecca dans son chemin afro-féministe évoluent dans un monde parallèle qu’elles créent à vue, de toutes pièces. Si leur Carte nous perd, c’est ainsi en pleine connaissance de cause, pour nous sortir de notre zone de confort, de nos habitudes d’interprétation. Une fois cela fait, et accepté, on se laisse avec bonheur embarquer dans une succession de gestes et de prises de paroles musclées. On prend part au rituel qu’on nous propose, tout en débordements.
Si Rébecca est d’abord au cœur de cette cérémonie aux accents baroques – après sa séance de nettoyage intensif, elle se laisse coiffer par ses interprètes, qui lui tressent des nattes gigantesques qu’elle traînera jusqu’à la fin du spectacle –, chacune des sept autres participantes a droit à ses moments de bravoure. Fatou Siby, par exemple, est une nounou qui empale sur un pieu qui lui traverse le corps tous les enfants français qu’on lui confie. Le chant et la harpe de Makeda Monnet adoucissent l’atmosphère, tout en affirmant aussi une personnalité forte, à contre-courant. La danse et les mots de Bebe., artiste-performeuse pluridisciplinaire et travailleuse du sexe, ouvrent de beaux horizons en matière de décloisonnement des pratiques. Avec sa roue Cyr, Estelle Borel souligne le caractère acrobatique, non sans risques, de toute cette Carte Noire nommée Désir.
D’une manière ou d’une autre, le groupe qui se consolide au fil de la pièce participe aux propositions de chacune : il lui fait écho, lui apporte force et compléments. Quelques scènes vraiment collectives – par exemple celle du Question pour un champion en mode féministe et décolonial – offrent de belles perspectives aux luttes individuelles que rassemble Carte Noire nommée Désir. Par le jeu, par l’imaginaire, les huit femmes en colère de cette pièce habitent leur plateau avec une telle puissance qu’on ne doute guère que l’expérience va durer.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Carte Noire nommée Désir
Texte et mise en scène, Rébecca Chaillon
Avec : Bebe Melkor-Kadior, Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband en alternance avec Olivia Mabounga, Ophélie Mac, Makeda Monnet, Fa-tou Siby
Dramaturgie : Céline Champinot
Assistanat à la mise en scène : Olivia Mabounga et Jojo Armaing
Scénographie : Camille Riquier et Shehrazad Dermé
Création & régie sonore : Elisa Monteil et Issa Gouchène
Régie générale & plateau : Suzanne Péchenart
Création & régie lumière : Myriam Adjalle
Construction : Samuel Chenier et Baptiste Odet
Collaborations artistiques : Aurore Déon, Suzanne Péchenart
Production / Développement : L’Oeil Ecoute – Mara Teboul & Elise Bernard
Coproduction
Coproduction et accueil en résidence La Manufacture – CDN Nancy Lorraine
Le Carreau du Temple, Établissement culturel et sportif de la Ville de Paris /
Le Maillon – Théâtre de Strasbourg scène européenne /
La Scène Nationale d’Orléans /
Le Fond de Dotation Porosus /
Le Fond Transfabrik – Fond franco-allemand pour le spectacle vivant /
Le Nordwind Festival /
Maison de la Culture d’Amiens – Scène nationale /
L’Aire libre – Centre de Production des Paroles contemporaines, Rennes /
La Ferme du Buisson – Scène nationale de Marne-la-Vallée /
CDN de Normandie – Rouen
Le Théâtre Dijon-Bourgogne CDN
La Rose des Vents La rose des vents, Scène nationale Lille Métropole, Villeneuve d’Ascq
Coproduction le phénix scène nationale Pôle européen de création dans le cadre du Campus partagé Amiens – Valenciennes,
Théâtre Sorano
Ce spectacle est programmé dans le cadre du nomadisme de La rose des vents, Scène nationale Lille Métropole, Villeneuve d’Ascq / maison Folie Wazemmes, Lille
Soutiens
Les SUBS à Lyon et le Générateur – lieu d’art et de performances / La Loge à Paris / Kampnagel Fabrik – Hambourg /
Dans les parages – LA ZOUZE Cie Christophe Haleb, Marseille /
Avec la participation artistique de l’ENSATT
Avec le soutien du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD – PSPBB
Avec le soutien de la DRAC Hauts-de France et de la Région Hauts-de-France
La Cie Dans le Ventre / Rébecca Chaillon est artiste associée au Théâtre de la Ma-nufacture – CDN de Nancy.
Rébecca Chaillon est représentée par L’ARCHE – agence théâtrale.
Durée : 2h10
Spectacle créé au Théâtre de la Manufacture – CDN de Nancy le 9 novembre 2021
Théâtre Dijon-Bourgogne – CDN
Du 1er au 4 décembre 2021Le Maillon, théâtre de Strasbourg, scène européenne (67)
Du 9 au 11 décembre 2021Maison Folie Wazemmes, Festival DIRE, par la Rose des Vents, scène nationale de Lille métropole Villeuneuve d’Asq (59)
Le 16 janvier 2022Comédie de Saint-Étienne (42)
Du 2 au 4 février 2022Le Carreau du Temple – Paris
Les 21 et 22 février 2022Le Phénix, Scène Nationale de Valenciennes (59)
Le 25 février 2022Scène nationale d’Orléans (45)
Le 1er mars 2022Les Subs – Lyon (69)
Du 9 au 11 mars 2022Maison de la Culture d’Amiens (80)
Le 24 mars 2022Fort-de-France (97) au Tropique Atrium, scène nationale de la Martinique, Fort-de-France (97)
Les 22 et 23 avril 2022
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