La création de Marcus Lindeen et Marianne Ségol interroge la mémoire, intime et collective, et les sélection et réécriture à l’œuvre dans toute transmission.
Avec Memory of Mankind (« mémoire de l’humanité »), Marcus Lindeen et Marianne Ségol explorent les enjeux liés à la mémoire et à la (non-)transmission de celle-ci : intime ou collective, quelle mémoire est conservée ? Par qui ? Qui estime celle-ci pertinente à être transmise ou, au contraire, évacuée ? Pour cette nouvelle création, conçue avec la traductrice et dramaturge française, l’auteur, metteur en scène et réalisateur suédois – dont le public a déjà pu découvrir la Trilogie des identités, constituée de Wild Minds, L’Aventure invisible et Orlando et Mikael – reprend certains éléments caractéristiques de son vocabulaire théâtral. Ainsi, c’est dans une scénographie intégrant dans un même ensemble les gradins et, en leur centre, le petit espace de jeu investi par les quatre interprètes que le public prend place. Par sa forme, cet écrin évoque celle des boîtes contenant les « fameuses » plaques en céramique dont la découverte par Marcus Lindeen en 2020 constitue le point de départ de ce spectacle.
Ces plaques, leur rôle, leur origine, leur destination sont à l’initiative d’un artiste autrichien. Soucieux de sauvegarder les savoirs de notre civilisation en les soustrayant à l’obsolescence des nouvelles technologies, comme à une sélection réalisée par des algorithmes, Martin Kunze s’est inspiré des tablettes d’argile gravées avec des caractères cunéiformes par diverses civilisations mésopotamiennes. Les données récoltées – auxquelles quiconque peut contribuer par l’intermédiaire d’un site Internet – sont inscrites à l’encre céramique sur des tablettes d’argile, puis conservées dans la mine de sel du village de Hallstatt, en Autriche. À la présentation de cette vaste entreprise par un interprète incarnant Martin Kunze – rôle joué par un astrophysicien –, Marcus Lindeen et Marianne Ségol entremêlent deux autres histoires. Celle d’un archéologue queer – joué par un universitaire spécialiste des questions queers – travaillant sur la tombe de deux hommes de l’Égypte ancienne. Si, pour certains archéologues, ce couple est celui de frères ou de jumeaux, pour d’autres, tout laisse à penser, au vu de la sépulture, qu’il s’agit d’un couple gay.
La troisième histoire est celle d’un couple dont l’homme est atteint d’une maladie rare : la fugue dissociative. Une amnésie qui se manifeste par le fait que la personne quitte les lieux qu’elle fréquente ainsi que ses proches. Une fois l’épisode de fuite terminé, la perte de mémoire est totale ou partielle – en l’occurrence totale pour cet homme qui ne sait plus ce qu’est pleurer ou faire l’amour, et a tout oublié de sa vie. Comme toujours, Lindeen et Ségol écrivent à partir de ces différentes trajectoires un dialogue réunissant ces personnes – une autre réunification se faisant progressivement jour : celle des questions soulevées par leurs expériences. Dans une alternance d’échanges – chaque histoire étant narrée par fragments, les questions des autres personnages relançant l’exposé des spécificités et paradoxes des vécus –, Memory of Mankind déplie des questions fertiles autour de la mémoire et de sa conservation, et de l’histoire que cette mémoire sert à nourrir.
Il y a celle de la constitution des archives, entre les officielles, les non officielles, et le rôle joué par les nouvelles technologies aujourd’hui dans les choix opérés – souvent à notre insu. Il y a celle de la compréhension des traces – comment faire pour que ce que nous souhaitons transmettre soit toujours déchiffrable par celles et ceux qui les recevront ? Il y a celle du choix de la mémoire transmise et de l’effacement volontaire d’une autre – alors qu’elle est tout autant constitutive d’une société donnée. Il y a, enjeu éminemment d’actualité, la question de qui choisit ce qui est digne d’être archivé. Il y a, encore, celle de qui travaille sur cette mémoire et quelle lecture en est donnée selon sa position, ses convictions, ses biais – politiques, culturels, moraux. Autant de réflexions fort stimulantes qui rebondissent, reviennent, se prolongent différemment dans une structure qui, en étant trop lisiblement chapitrée – avec passages au noir, musique et déplacements des interprètes dans leur petit espace –, tend à voir son rythme entravé.
Si, pour le tandem Marcus Lindeen et Marianne Ségol, ce travail relève, selon cette dernière, d’un « théâtre de texte où le mot devient le personnage principal », on opposerait plutôt qu’il s’agit d’un théâtre de dispositif – ce protocole se retrouvant dans la Trilogie des identités –, dispositif scénographique, d’écriture et de déploiement de celle-ci. En effet, les paroles sont transmises selon un protocole très précis. Après avoir écrit les dialogues, et donc opéré un travail de fictionnalisation, le duo d’artistes a fait enregistrer celles-ci par des acteurs. Les interprètes qui les portent au plateau le font à partir de ces voix transmises par des oreillettes. Ce choix, comme la direction d’acteurs travaillant sur une présence très ténue et neutre, dessine une présence en scène un brin étrange et troublante. Si cela ajoute au sentiment d’assister à une discussion pour partie à bâtons rompus, avec des anecdotes et des hésitations, cette écriture ploie parfois sous la présence de lieux communs ou de déclarations didactiques – qui viennent dissiper l’effet de trouble. En résulte un spectacle qui, au-delà de certains énoncés parfois trop appuyés, se révèle stimulant par sa forme maîtrisée et passionnant par les enjeux abordés. Outre la question éthique et politique des archives, de leur constitution et de leur interprétation, l’une des évocations finales propose la fiction pour combler les absences de récits minoritaires – étape finale d’une écriture de l’histoire qui assumerait sa part de réécriture ?
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Memory of Mankind
Texte et mise en scène Marcus Lindeen
Conception Marcus Lindeen, Marianne Ségol
Avec Jean-Philippe Uzan, Axel Ravier, Sofia Aouine, Driver, et les voix de Gabriel Dufay, Julien Lewkowicz, Olga Mouak, Nathan Jousn
Dramaturgie et traduction Marianne Ségol
Musique et conception sonore Hans Appelqvist
Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy
Lumières Diane Guérin
Costumes Charlotte Le Gall
Directrice de casting Naelle Dariya
Régie générale David Marin
Régie son Nicolas Brusq
Régie vidéo et lumière Dimitri BlinProduction Compagnie Wild Minds
Coproduction T2G Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National ; Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa ; Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire ; Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles) ; Comédie de Caen – CDN de Normandie ; Le Méta – CDN de Poitiers Nouvelle-Aquitaine ; Centre Dramatique National Besançon Franche-Comté ; Le Grand T ; Le Lieu unique – Scène nationale de Nantes ; ARPEP Pays de la Loire ; Wiener Festwochen – Freie Republik Wien ; Festival d’Automne Paris
Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès, de la Drac Île-de-France – ministère de la Culture et de King’s FountainLa compagnie Wild Minds est associée au Quai – CDN Angers Pays de la Loire et au Nouveau Théâtre de Besançon, Centre dramatique national. Marcus Lindeen est artiste associé au Piccolo Teatro de Milan et Marianne Ségol est artiste associée au META – CDN de Poitiers.
Durée : 1h20
Vu en septembre 2024 à La Criée, Théâtre national de Marseille, dans le cadre du festival Actoral
T2G, Théâtre de Gennevilliers – Centre Dramatique National, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 14 au 25 novembreLe Quai, CDN Angers Pays de Loire
du 4 au 6 décembreLe Lieu Unique, Nantes, avec Le Grand T hors-les-murs
du 13 au 15 décembreLa Comédie de Caen, CDN de Normandie
du 7 au 9 janvier 2025Comédie de Clermont-Ferrand, dans le cadre du festival Transforme
du 22 au 24 janvierComédie, CDN de Reims, dans le cadre du festival Faraway
les 5 et 6 févrierNouveau Théâtre de Besançon, Centre dramatique national
du 8 au 11 avrilThéâtre national de Bretagne, Rennes, dans le cadre du festival Transforme
les 15 et 16 mai
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