À l’occasion du Festival d’Automne, Marcus Lindeen présente sa Trilogie des identités. Au sein de celle-ci, le dernier opus Orlando et Mikael se révèle aussi ambivalent que poignant.
Déjà accueilli au Théâtre de Gennevilliers – où il a présenté Wild Minds et L’Aventure invisible – Marcus Lindeen y propose sa Trilogie des identités. Constitué des deux spectacles pré-cités et de Orlando et Mikael, ce triptyque permet à l’auteur, metteur en scène et réalisateur suédois de déployer un dispositif d’écoute singulier pour des paroles qui le sont tout autant. Si Orlando et Mikael est son spectacle le plus récent découvert en France, c’est aussi la réactivation et reprise de sa toute première création. En 2006, alors qu’il vit et travaille encore à Stockholm, Marcus Lindeen crée The Regretters. Ce projet articulé en deux formes (pièce de théâtre et film documentaire) met en scène les témoignages de personnes ayant par deux fois changé de sexe.
Renommée du nom des deux personnages – celui que chacun porte aujourd’hui –, retravaillée avec la dramaturge Marianne Ségol-Samoy et interprétée par deux comédiens trans et/ou non-binaires, la création creuse et prolonge le geste théâtral de Lindeen : donner à entendre dans l’épure la singularité de voix, celles de personnes parfois à la marge dont les expériences rappellent la fluctuation des identités.
Si épure il y a, il y a bien pour autant dispositif : soit un petit gradin circulaire au sein duquel le public prend d’abord place et où bientôt les interprètes s’installent. Comme dans un tête-à-tête et après s’être confiés mutuellement penser être la seule personne à avoir vécu « ça » (soit un double changement de sexe), Orlando et Mikael commencent à s’interroger. Au fil de ce dialogue qui est aussi leur rencontre nous découvrons leur parcours respectif de transidentité. De l’année de leur opération au prénom féminin choisi ; de leurs liens ténus ou inexistants avec leur famille à la peur tenace d’être « démasquée » en tant que femme trans ; de leurs motivations très différentes les ayant amené à vouloir redevenir un homme et jusqu’aux difficultés traversées pour mener à bien cette deuxième transition ; ils se livrent sans fard.
L’ensemble est ponctué de projections de photos ou vidéos tirées de leurs archives personnelles qu’ils commentent, se félicitant mutuellement et évaluant leur féminité d’antan. À chacune de ces séquences résonne la musique douce et planante de Hans Appelqvist, qui favorise l’écoute sans illustrer le propos. Face à ces confessions livrées patiemment et minutieusement détaillées, un sentiment de malaise peut naître. Cette litanie de questions pourrait constituer un Reader’s Digest de « toutes les questions transphobes que vous n’avez jamais osé poser ou eu l’occasion de poser à une personne trans ». Car tout comme interroger une personne trans ou non-binaire sur son prénom est transphobe (cela participe d’une délégitimation de son choix), la questionner sur une éventuelle opération ou prise d’hormones l’est aussi (en posant cela comme une condition à toute transition – ce qui est loin d’être le cas). Et l’on ne parle même pas des questions portant sur sa sexualité… Il y a donc quelque chose d’ambigu, qui pourrait relever du pur voyeurisme à amener ces témoignages sous (car leur situation dans les gradins les installe bien ainsi) les regards curieux d’une assemblée majoritairement composée de personnes cisgenres.
Pour autant, Orlando et Mikael se révèle plus complexe que cela et parvient à dépasser la seule satisfaction d’une curiosité malsaine ou salace quant à l’intimité de personnes non-binaire. Par son dispositif de paroles : en effet, la réunion de figures ayant traversé la même expérience pose une horizontalité qui évacue toute position de surplomb dans les questions, tout jugement ou condescendance. Quant au dispositif d’écoute, le gradinage offre un écrin pour ces témoignages. Les spectatrices et spectateurs regardent les comédiens mais se dévisagent entre elles et eux également, la proximité ajoutant à l’intimité. L’interprétation rigoureuse de Samia Ferguene et Jó Bernardo, en étant basée sur une transmission du texte à l’oreillette participe du jeu ténu, laisse la place aux doutes, aux fragilités, aux failles. Rien ne vient spectaculariser ou exploiter le potentiel sensationnel de cet échange traversé de silences et de trous, tout nous invitant, au contraire, à nous concentrer sur ce qui est dit. Dans leurs discussions se déplie avec délicatesse la difficulté pour chacun à trouver sa place, à savoir qui il est dans une société dominée par la binarité. Se dessine aussi progressivement le sexisme et les injonctions de genre, le rapport à ce qui serait une « norme ». Alors, aussi singulières soient leur vie et antinomiques certaines de leurs positions, Orlando et Mikael rappellent dans leur dialogue à quel point les identités sont mouvantes, multiples et soumises à de possibles éternelles reconfigurations.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Orlando et Mikael
Texte et mise en scène, Marcus Lindeen
Collaboration artistique, dramaturgie et traduction, Marianne Ségol-Samoy
Avec Samia Ferguene et Jó Bernardo
Scénographie, Mathieu Lorry-Dupuy
Lumières Diane Guérin
Musique et conception sonore, Hans AppelqvistProduction Comédie de Caen – CDN de Normandie, dans le cadre du Pôle Européen de création et compagnie Wild Minds
Coproduction T2G Gennevilliers, Centre Dramatique National ; le Meta Poitiers – CDN de Poitou-Charentes ; Festival d’Automne à Paris
Avec l’aide à la création de la Drac Île-de-France et l’aide à la traduction du swedish Arts CouncilFestival d’Automne à Paris
T2G Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National
Du 6 au 17 Octobre 2022En tournée
Du 20 au 22 octobre 2022 – Comédie de Caen – CDN de Normandie (avec Wild Minds et L’Aventure invisible)
Du 1er au 3 décembre 2022 – Théâtre du Point du jour – Lyon ENSATT (avec L’Aventure invisible)
Les 27 et 28 janvier 2023 – Le Méta – CDN de Poitiers Nouvelle-Aquitaine ( (avec L’Aventure invisible)
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