Après Retour à Reims de Didier Eribon, le metteur en scène allemand s’empare du second roman d’Édouard Louis. Une version théâtralisée, toute en fluidité et en limpidité, qui cultive la distance analytique de l’œuvre d’origine.
L’œuvre d’Édouard Louis inspire décidément les metteurs en scène de tous horizons. Du jeune écrivain, Stanislas Nordey avait monté, l’an passé, le troisième et dernier ouvrage, Qui a tué mon père. Avant de faire de même, Thomas Ostermeier a jeté son dévolu sur son deuxième roman, Histoire de la violence, tout comme Laurent Hatat et Emma Gustafsson qui en présentent leur propre version, actuellement en tournée. Après avoir adapté Retour à Reims de Didier Eribon, le patron de la Schaubühne poursuit son cheminement avec l’inséparable trio Eribon-Louis-Lagasnerie et leur école de pensée à la filiation largement bourdieusienne. Alors qu’il s’était contenté d’une transposition particulièrement littérale du premier, il a choisi de prendre le second à bras-le-corps. Épaulé par Florian Borchmeyer et Édouard Louis lui-même, le géant allemand livre une nouvelle version de l’œuvre originelle, intitulée Au cœur de la violence et éditée au Seuil. Loin d’être une simple adaptation scénique du roman, elle le transfigure sous une forme moins littéraire, plus dialoguée et, à dessein, plus directement théâtrale.
Le metteur en scène est, pour autant, resté d’une fidélité sans faille à la voie tracée par le romancier qui a vu, un soir de Noël, sa vie prête à basculer et ses convictions intellectuelles mises à l’épreuve du réel. Sur le chemin du retour d’un dîner un peu arrosé, Édouard Louis est interpellé par un homme au beau milieu de la place de la République. Reda, c’est son nom, se révèle rapidement aussi séducteur qu’insistant. Après lui avoir opposé une franche résistance, le jeune Édouard, visiblement mal assuré et troublé par sa beauté, cède à ses avances et le fait monter dans son appartement. S’ensuit une fin de nuit torride où les deux amants, entre trois confidences et quelques phases de micro-sommeil, font l’amour à quatre ou cinq reprises. L’atmosphère pourrait sembler idyllique, mais vire en quelques secondes au drame. Une fois passé sous la douche, Édouard ne parvient pas à remettre la main sur son téléphone portable. Pressé de partir, Reda se montre subitement distant et éveille les soupçons de son hôte. Face à ses insinuations, il se met à le menacer, puis à le frapper, l’étrangler et le violer, avant de s’enfuir.
Avec son habituelle finesse d’esprit, Thomas Ostermeier a bien compris que l’objectif d’Édouard Louis était moins de réaliser une chronique de cet événement traumatique que d’en faire le point de départ et le point de chute d’une réflexion plus globale sur la violence sociale. A l’habituelle construction narrative, le metteur en scène a préféré une dramaturgie en forme de mosaïque, dans la droite ligne de la composition fragmentaire du roman. L’histoire est déroulée par la bande, à travers des points de vue pluriels et des voix nombreuses : celles des policiers, du corps médical, mais aussi de la sœur de l’écrivain, Clara. En contrepoint de la violence physique de Reda, émerge une violence des mots, souvent racistes, parfois homophobes, qu’Édouard Louis érige en symptômes de la haine de l’autre et de sa différence – sociale, sexuelle, d’origine – et en causes souterraines de la « tentative d’homicide » dont il a été victime.
Sur le plateau, les faits se racontent alors plus qu’ils ne se vivent avec un prisme très analytique et cérébral, proche de celui qui avait cours dans le livre. Sauf que ce qui pouvait sembler naturel à la lecture, paraît beaucoup plus âpre au théâtre. Aussi fluide et bien menée soit-elle, l’adaptation de Thomas Ostermeier installe une distance certaine avec la violence qu’elle entend décrire, comme piégée par le procédé dramaturgique qu’elle a elle-même mis en place. Exception faite de la scène de violence physique, représentée avec une certaine maestria, l’ensemble peine à prendre aux tripes et est conduit sur un mode basse intensité, que la performance anecdotique du batteur Thomas Witte ne parvient, par ailleurs, jamais à rythmer. Confrontés à des changements de rôles incessants, les trois comédiens de la Schaubühne qui entourent Laurenz Laufenberg, véritable double scénique d’Édouard Louis, n’ont, de leur côté, pas l’occasion de donner suffisamment de relief aux personnages secondaires, et notamment aux figures de Reda et de Clara, pourtant cruciale dans le roman en tant que témoin des origines et du décalage social de son frère. Rarement aussi bon que lorsqu’il imprime sa marque radicale sur les pièces dont il s’empare, Thomas Ostermeier s’est, cette fois, laissé enfermer dans le respect qu’il a pour l’œuvre, et l’histoire, du jeune écrivain.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Historie de la violence
Texte Édouard Louis
Dans une version de Thomas Ostermeier, Florian Borchmeyer et Édouard Louis
Mise en scène Thomas Ostermeier
Avec Christoph Gawenda, Laurenz Laufenberg, Renato Schuch, Alina Stiegler et Thomas Witte
Collaboration à la direction David Stöhr
Décor & costumes Nina Wetzel
Musique Nils Ostendorf
Vidéo Sébastien Dupouey
Dramaturgie Florian Borchmeyer
Lumières Michael Wetzel
Collaboration à la chorégraphie Johanna LemkeProduction Schaubühne Berlin
Coproduction Théâtre de la Ville-Paris, Théâtre national Wallonie-Bruxelles, St. Ann’s Warehouse Brooklyn
Avec le soutien du Lotto Stiftung BerlinDurée : 2 heures
Théâtre des Abbesses, Paris
du 30 janvier au 15 février 2020
Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg
les 14 et 15 marsThéâtre national Wallonie-Bruxelles
du 21 au 26 mars
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