Au Festival d’Aix, Ivo van Hove s’amuse à construire et déconstruire malicieusement le mirage utopique qu’est Mahagonny. Dans une mise en scène à la fois ludique et critique, il fait de la « ville-piège » de Bertolt Brecht et Kurt Weill un plateau de cinéma animé d’une joyeuse effervescence comme d’un profond désabusement qui se traduit par une spectaculaire insurrection urbaine.
Comme toutes les œuvres programmées par Pierre Audi pour sa première édition aixoise, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny n’avait jamais été représentée au Festival. Plus largement, l’oeuvre se fait rare sur les scènes lyriques. Elle est pourtant plaisante et puissante, aussi bien théâtralement que musicalement. On compte, pour dernière version de référence, la formidable mise en scène confiée il y a une dizaine d’années par Gérard Mortier au collectif la Fura dels Baus qui transposait l’intrigue dans une décharge publique. Empreint d’une certaine radicalité jubilante, son propos, brocardant l’insatiable avidité de son époque, concerne, tant il résonne avec l’actualité du monde capitaliste à bout de souffle qui est le nôtre. Convaincu que l’opéra est un art du présent, Ivo van Hove s’est d’ailleurs toujours intéressé à y rendre compte des troubles sociaux contemporains, des tentatives de renversement de l’ordre établi, de la force d’opposition des individusn des nouveaux modèles qu’ils inventent. Il faut se souvenir à dessein de l’étonnant final proposé au Macbeth de Verdi qui, en évacuant la mort de son héros éponyme, faisait de la forêt de Birnam une foule altermondialiste scandant des slogans comparables au mouvement des Indignés. Ici, le rêve devenu désastre de Mahagonny suscite l’émeute de casseurs munis de battes et de fumigènes qui font évidemment écho à l’agitation sociale de l’année écoulée, et au mouvement des « gilets jaunes » qui inspire le metteur en scène.
Auparavant, la grande scène du Théâtre de Provence est apparue dans sa plus grande nudité. Juste un écran sur une estrade faisant penser aux panneaux publicitaires qui abondent dans l’espace public ou à une tribune de meeting politique. Tandis qu’une triplette de gentils voyous décide d’implanter leur ville idyllique, dont le nom « Mahagonny » est tagué à la bombe sur le sol même, celle-ci apparaîtra sous la forme d’une mise en abyme où la scène devient un plateau de cinéma. L’évolution de cet eldorado de pacotille, et le parcours de ses habitants jetés à corps perdus dans la luxure et l’excès, seront filmés et projetés en direct. Cette déferlante d’images renvoie aussi bien à la rhétorique télévisuelle sensationnaliste qu’au vieux cinéma hollywoodien en noir et blanc. La mise en scène compte bien quelques lourdeurs et tunnels, mais le procédé est ludique et réjouissant, notamment lorsque s’enchaînent les petits tableaux illustrant les règles sur lesquelles s’appuient la vie en société à Mahagonny. Le recours à de grands panneaux verts – déjà utilisés par Ivo Van Hove dans son Antonioni project – permet de faire jouer les chanteurs dans des décors virtuels incrustés au montage. Ici, c’est une cuisine de restaurant où Jack crèvera d’avoir exagérément bouffé, un bouge où une fille de joie offre ses fesses à une ribambelle de fringuants garçons le pantalon baissé, un ring de boxe… Parfois brouillon et maladroitement réalisé, le principe reste tout à fait amusant.
Fidèle à l’esprit fort et contestataire des signataires de l’oeuvre au faîte, à la fin des années 20, de leur collaboration fructueuse, van Hove ne fait certes pas dans la dentelle mais prend un malin plaisir, visiblement très communicatif sur le plateau, à dessiner à gros traits les personnages et les situations, à afficher une vulgarité parfaitement assumée et à propos. Ainsi, il n’hésite pas à appuyer l’érotisation du corps des femmes comme la bestialité des hommes basiques et primaires. Il cherche aussi à démonter le caractère fallacieux et artificieux de la ville-piège de Mahagonny.
Les interprètes, tous engagés dans le jeu, s’en donnent à cœur joie. Il faut d’abord saluer les membres du Choeur Pygmalion, formidables de solidité et de vivacité, puis les solistes, plein d’aplomb : l’inoxydable Karita Mattila en veuve Begbick compense l’usure de ses moyens vocaux par un jeu désopilant, Sir Willard White, fait scéniquement toujours forte impression, Annette Dasch ne possède pas exactement la solarité et le moelleux vocal attendus chez la sensuelle Jenny, mais se montre finalement convaincante et émouvante, enfin, Nikolai Schukoff s’en sort avec panache dans l’exigent rôle de Jim. Tous sont placés sous la direction riche en rythmes trépidants et en sonorités éclatantes d’Esa-Pekka Salonen à la tête d’un Philharmonia Orchestra dont les cuivres et percussions sont particulièrement saillants.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
de Kurt Weill (1900-1950)
Opéra en trois actes
Livret de Bertolt Brecht, assisté d’Elisabeth Hauptmann, Caspar Neher et Kurt Weill
Créé le 9 mars 1930 au Neues Theater de LeipzigDirection musicale Esa-Pekka Salonen
Mise en scène Ivo van Hove
Scénographie et lumière Jan Versweyveld
Costumes An d’Huys
Vidéo Tal Yarden
Dramaturgie Koen TacheletLeokadja Begbick, Karita Mattila
Fatty, der « Prokurist », Alan Oke
Dreieinigkeitmoses, Sir Willard White
Jenny Hill, Annette Dasch
Jim Mahoney, Nikolai Schukoff
Jack O’Brien / Tobby Higgins, Sean Panikkar
Bill, genannt Sparbüchsenbill, Thomas Oliemans*
Joe, genannt Alaskawoljoe, Peixin ChenChœur, Ensemble Pygmalion
Orchestre, Philharmonia Orchestra
*Ancien artiste de l’Académie
Nouvelle production du Festival d’Aix-en-Provence
En coproduction avec Dutch National Opera (Amsterdam), Metropolitan Opera (New York), Opera Ballet Vlaanderen (Anvers / Gand), Les Théâtres de la Ville de Luxembourg
Avec le soutien de la Fondation Meyer pour le développement culturel et artistiqueDurée : 2h45
Festival d’Aix 2019
Grand Théâtre de Provence
6, 9, 11, 15 juillet
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