Pour sa première création en tant que directeur du Théâtre de la Commune, Frédéric Bélier Garcia s’empare des Enivrés d’Ivan Viripaev, mais ne parvient pas à gommer les faiblesses intrinsèques de la pièce du dramaturge d’origine russe.
De mémoire de spectateur, cela faisait longtemps, très longtemps, trop longtemps que l’on n’avait pas vu la petite salle du Théâtre de La Commune répondre à une telle configuration, aménagée dans un dispositif bi-frontal – avec un gradin sobrement scindé en deux – qui lui offre une nouvelle jeunesse, une aura particulière, et ferait presque oublier son état de vétusté pour le moins avancé. Aux yeux de Frédéric Bélier Garcia, ce changement de décor fait peut-être office de signal et symbolise, sans doute, le nouveau souffle qu’il entend donner au CDN d’Aubervilliers, dont il a pris la tête en janvier 2024. Pour sa première création en tant que directeur, le metteur en scène a moins choisi de « s’apparier à une ville d’aujourd’hui, flamboyante et fragile dans ses diversités, ses contradictions, ses métabolismes, ses revers et ses espérances », c’est-à-dire d’aller vers elle, ses habitantes et ses habitants, comme il le prétend dans sa note d’intention, que de les embarquer dans son monde théâtral, où les auteurs singuliers, comme Fredrik Brattberg et Ivan Viripaev, occupent ces dernières années une place de choix. Et c’est à l’auteur d’origine russe, qui éveille décidément le désir d’un nombre croissant de metteurs en scène au fil des saisons, que Frédéric Bélier Garcia a décidé de s’en remettre, et plus précisément, et curieusement, à ses Enivrés, qui, en regard des Guêpes de l’été nous piquent encore en novembre, qu’il avait montée en 2019 au Théâtre de la Tempête, La Ligne solaire, Illusions ou Insoutenables longues étreintes, n’est, disons-le d’emblée, pas l’une de ses meilleures pièces.
Sur le papier, le texte du turbulent dramaturge a tout pour séduire l’homme de théâtre qui s’y penche, tant elle offre, a priori, un canevas dramaturgique qui peut naturellement transformer le plateau en immense terrain de jeu, y compris le plus débridé. Comme son titre l’indique, Les Enivrés réunit une collection de quatorze personnages, désorientés par la nuit de folie qu’ils traversent et surtout par l’alcool dont ils sont méchamment imbibés. S’y croisent, pêle-mêle, à l’entrée d’une discothèque, dans un club de jazz branché, dans la cuisine d’un restaurant végétarien, dans un mariage, sous un abribus ou, tout simplement, au beau milieu de la rue, le directeur d’un festival de cinéma menacé par le cancer qui le ronge, un homme qui nie la mort de sa mère et avoue à son ami qu’il a couché avec sa compagne, une femme désabusée de voir son ex convoler en justes noces, une prostituée qui anime un enterrement de vie de garçon, un fiancé mal dans ses basques qui n’a jamais été aimé et un ami qui prétend que son frère est prêtre – alors qu’il n’a même pas de frère. Toutes et tous, ou presque, ont en commun d’être particulièrement insérés dans la société, voire d’être riches ; et toutes et tous ont aussi en commun d’être fondamentalement esquintés, perclus de failles, que l’éthanol, comme c’est souvent le cas, fait remonter à la surface, jusqu’à provoquer des stupeurs et autres tremblements. Sur elles et eux, le contenu du flacon agit, au choix, et parfois simultanément, comme un élixir de vérité, un sérum d’extralucidité (fallacieuse) ou une voie vers la transcendance. Et l’on ne compte alors plus les fois où Dieu est convoqué, soit pour être appelé à la rescousse, soit parce que sa voix « chuchote dans nos coeurs ».
Au long de cet enchaînement de séquences, qui s’adonne dans un second temps à quelques crossovers entre les personnages et leurs situations d’origine, Ivan Viripaev entend débarrasser tout ce petit monde de leurs oripeaux sociaux, et mettre sur le même plan la prostituée et le client, la folle et l’homme d’affaires, le malade et la bimbo, le mari et l’amant pour montrer qu’ils surnagent dans un même bain, éthanolé, certes, mais furieusement et douloureusement humain. Reste que, comme Clément Poirée l’avait expérimenté à ses dépens il y a quelques années, Les Enivrés en reste au stade de l’empilement de fulgurances, noyées dans un magma dilué qui donne l’impression, parfois, de tourner sur lui-même. Comme dans toute bonne « discussion de bourrés » – à laquelle les amatrices et les amateurs d’alcool ont toutes et tous déjà dû succomber –, la pièce délivre quelques éclairs de génie sur l’âme humaine, les tourments qui l’agitent et le voile social qui, une fois transpercé, masque mal le mal-être intime, mais s’adonne aussi à son lot de redondances et de répétitions à l’excès – à commencer par le fameux « Seigneur », accommodé à toutes les sauces. Surtout, malgré la curiosité et l’incongruité des situations et des propos, qui auraient pu servir de tremplin vers une forme plus assumée d’absurde, elle paraît gloser autour de ses bonnes intuitions, et s’en repaître, au lieu de les creuser en profondeur. À titre d’exemple, le sort cruel réservé aux prostitués par leurs clients, pourtant maintes fois remis sur le métier par Viripaev, n’atteint jamais la pertinence de ce qu’un Joël Pommerat a pu écrire à ce sujet, et en un tour de plume autrement plus condensé, dans La Réunification des deux Corées.
Aux commandes de ce substrat bancal, ce dont il a peut-être pris conscience, Frédéric Bélier Garcia tente tant bien que mal de l’activer. D’abord, en lui offrant un décor et des lumières, respectivement signés Jacques Gabel et Dominique Bruguière, de premier choix, où la poudre blanche qui semble dessiner une piste de cirque au centre du dispositif peut aussi faire penser à un amas de cocaïne – qui fait aujourd’hui autant partie des nuits d’ivresse que l’alcool ; ensuite, en tentant d’instaurer une ambiance aux accents quasi circassiens, certes, mais aussi fêtards et mélancoliques, comme le prouvent les chansons de Kompromat, Arcade Fire (My Body is a Cage) et Jaden Smith et Raury (Losing Your Mind) notamment diffusées en guise de fond sonore. Surtout, le metteur en scène en demande beaucoup à ses comédiennes et comédiens, chargés d’occuper autant qu’ils le peuvent le plateau, soumis à d’incessants changements de décor. Tout se passe alors comme si Frédéric Bélier Garcia s’adonnait à une forme d’agitation scénique qui, plutôt que de monter le texte de Viripaev sur ressorts, d’en gommer les faiblesses et d’en sonder la part curieuse, l’étouffait et concourrait à en masquer les quelques attraits. Résultat, les actrices et les acteurs, malgré leur fine appréhension de l’ivresse continue – qu’ils ne parviennent cependant pas tout à fait à tenir jusqu’au bout –, apparaissent insuffisamment armés pour transcender un tel texte, et ne réunissent à s’illustrer que dans les séquences les plus simples, et sans doute les plus solides, comme celles de l’enterrement de vie de garçon dans la cuisine du restaurant végétarien ou du mariage express célébré sous un abribus en lieu et place de celui prévu le lendemain. Une bien maigre moisson quand sonne l’heure de la fin de partie et que viennent, avec elle, les inexorables lumières du petit matin.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Enivrés
d’après Ivan Viripaev
Traduction Tatiana Moguilevskaia, Gilles Morel
Mise en scène Frédéric Bélier Garcia
Avec Cheik Ahmed Thani, Ana Blagojevic, Geoffrey Carey, Sébastien Chassagne, Vincent Deslandres, Oussem Kadri, Jin Xuan Mao, Marie Mangin, Christophe Paou, Polina Rebel Pshindina, Marie Schmitt, Pierre-Benoist Varoclier
Assistante du metteur en scène Louise Narat-Linol
Collaborateur artistique Vincent Deslandres
Création lumière Dominique Bruguière
Assistant création lumière Pierre Gaillardot
Création son Bernard Vallery
Costume Pauline Kieffer
Scénographie Jacques Gabel
Construction décor David Gondal, Adrien Mares
Régie générale David Pasquier
Régie lumière Hervé Gajean
Régie son Géraldine Dudouet
Régie plateau David Gondal
Régie de production Inès Nicolas
Habillage Sophie Schaal, Jeanne Gomas
Machiniste Laurent SaligaultProduction La Commune, Centre dramatique national Aubervilliers
Coproduction Nouveau Théâtre Besançon – Centre dramatique national
Avec le soutien du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD – PSPBB et du Fonds d’Insertion pour Jeunes Artistes Dramatiques, D.R.A.C. et Région SUD et la participation artistique du Jeune théâtre nationalLa Commune, CDN d’Aubervilliers
du 19 septembre au 3 octobre 2025



Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !