Yordan Goldwaser poursuit avec sa compagnie La Nuit Américaine son chemin avec Ivan Viripaev. Leur mise en scène d’Illusions (comédie) nous plonge avec un délicat mélange d’humour et de gravité dans un récit où le métaphysique prend des airs très quotidiens. Où en douceur, les codes théâtraux sont bousculés pour dire le désordre de l’époque.
La comédienne Jeanne Lepers qui entre la première en scène, suivie selon les indications d’Ivan Viripaev par une autre, puis par deux hommes, ouvre Illusions (comédie) sur une étrangeté très caractéristique de l’univers du dramaturge russe : inexplicable, difficile donc à nommer. Ce qui est sûr, c’est que l’on peine à croire en l’écoutant entamer son récit qu’elle est là « uniquement pour raconter aux spectateurs les histoires de deux couples mariés », comme l’écrit l’auteur. L’intensité avec laquelle elle s’adresse à son auditoire, semblant presque chercher de ses yeux grands ouverts quelques regards tranche avec la banalité de l’accroche : « Bonjour. Je veux vous parler d’un couple marié. Des gens formidables. Ils ont vécu ensemble cinquante-deux ans ». Il y a aussi quelque chose d’infime dans ses gestes, dans sa manière d’être debout au plateau qui nous fait d’emblée l’écouter avec une acuité particulière. Cette attention n’est pas celle qu’on accorde au conteur, qui porte surtout sur l’objet de la parole. Là, tout de suite, c’est la parole elle-même qui attire notre curiosité.
Les trois autres comédiens – Pierre Devérines, Pauline Huruguen et Barthélémy Meridjen – ne sont pas pour rien dans la façon dont on se prend à suivre le rythme tantôt fluide tantôt plus accidenté et entrecoupé de « pauses » qui figurent dans la partition et sont prononcés comme tels. Négligemment assis autour de Jeanne Lepers, ils lui manifestent une écoute tout aussi imperceptiblement bizarre que son jeu. Dans leur posture, dans leurs yeux, un ensemble de détails paraissent trahir avec ce qui est dit une familiarité dont la nature est impossible à déterminer en ce début et le restera jusqu’à la fin, autre marque de fabrique de Viripaev que connaît bien Yordan Goldwaser, le metteur en scène de ces Illusions. Avant cette pièce écrite en 2011, qui est en France l’une des plus connues du dramaturge russe aujourd’hui installé en Pologne pour avoir donné lieu à plusieurs spectacles depuis sa première édition française en 2015 – chez Les Solitaires Intempestifs, qui a déjà édité deux volumes rassemblant ses pièces –, le fondateur de la compagnie La Nuit Américaine entrait en effet en contact avec l’absurde et le métaphysique de Viripaev en montant Les guêpes de l’été nous piquent encore en hiver.
En s’emparant à présent d’Illusions, Yordan Goldwaser témoigne du charme entêtant du théâtre de Viripaev, qui n’est pas pour rien l’auteur russe le plus monté en France. Comme toutes les pièces de ce dernier, Les guêpes mettant en crise la notion de vérité sans jamais rétablir l’ordre qu’elle bouleverse, elle ne provoque pas chez qui s’y confronte la forme d’apaisement que procure un théâtre de facture plus classique. En remontant d’un cran en arrière dans l’œuvre de Viripaev – Illusions précède Les guêpes d’un an dans la chronologie des textes de l’auteur –, le metteur en scène cherche non pas à atteindre la vérité dont l’idée même est sans cesse malicieusement malmenée par des figures en construction-déconstruction permanente. Il lui importe plutôt de pénétrer plus avant dans les mécanismes mis en place par l’auteur pour créer du doute sur tout. À commencer par le langage et le théâtre lui-même, dont les conventions sont invariablement malmenées, mais de façons différentes.
Il y a du ludique, il y a du jeu qui appelle fortement le plateau chez Viripaev, et c’est aussi sans aucun doute ce à quoi reviennent s’abreuver Yordan Goldwaser et ses comédiens. Parmi les trois spectateurs privilégiés de Jeanne Lepers cités plus tôt, on en reconnaît deux en effet des Guêpes. Ils prennent bientôt le relai de la première narratrice pour se partager l’histoire de quatre amis – qui sont aussi deux couples – pris dans une cascade de révélations vertigineuse, au point que l’idée même de vérité semble à la fin ne plus pouvoir être encore envisagée. Barthélémy Meridjen et Pauline Huruguen en effet se remettent avec Yordan Goldwaser à l’ouvrage Viripaev, avec la nouvelle complice qui ouvre la pièce plus un autre, Pierre Devérines. Dans la singularité et l’engagement qu’ils mettent à raconter les méandres amoureux de leurs deux couples, les interprètes ont toutefois la délicatesse de ne pas se présenter comme étant des connaisseurs du monde de Viripaev. Au contraire, l’une des forces de leur Illusions est d’oser la fragilité. Avec grâce, ils avancent dans la succession de quasi-monologues dont est faite la pièce en acceptant de se faire ébranler par ce qu’ils disent.
L’artificialité très personnelle avec laquelle chaque comédien s’empare de la double histoire d’amour et de mort – elle nous est contée depuis la disparition du premier jusqu’au dernier – donne à voir au spectateur le trouble où tous se laissent avec un bonheur visible mener par l’auteur. Plus on avance avec eux dans les révélations que se font leurs personnages sur l’amour qu’ils ressentent les uns pour les autres, qui se contredisent bien sûr toutes entre elles, plus l’écart entre ce qui est dit et la forme utilisée pour le faire est patent. Et plus la distance séparant les acteurs des personnages dont ils parlent semble être pour les premiers un terrain d’exploration conscient. Lorsqu’il manipule un élément ou un autre du décor très hétérogène et pas du tout naturaliste du spectacle – une maquette de maisons une énorme boule lumineuse, un rideau argenté ou encore des empilements de planches et autres matériaux évoquant des travaux en cours –, créé comme celui des Guêpes par Lucie Gautrain, le quatuor d’Illusions nous adresse un signe de cette conscience. Le spectateur est un partenaire réel, et non conventionnel, de la représentation. Tout au long de celle-ci, et même après, il chemine avec une parole qui parce qu’elle n’est pas tout à fait quotidienne interroge le quotidien et tout ce qui le met aujourd’hui en crise.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Illusions (comédie)
Texte : Ivan Viripaev
Traduction du russe : Tania Moguilevskaia, Gilles Morel
Mise en scène : Yordan Goldwaser
Collaborateur artistique : Yann Richard
Avec : Pierre Devérines, Pauline Huruguen, Jeanne Lepers, Barthélémy Meridjen
Scénographie et costumes : Lucie Gautrain
Lumière : Diane Guérin
Création son : Tal Agam
Régie lumière : Zoë Robert
Régie son : Claire Thiebault
Construction : Guillaume Gouarin
Administration et production : Frédérique Wirtz et Victor Hocquet / La Poulie
Production : La nuit américaine
Coproduction : Studio-Théâtre de Vitry, NEST – CDN Transfrontalier de Thionville-Grand Est, Théâtre de Vanves
Soutiens : la DRAC Grand-Est, la Région Grand-Est, Ville de Strasbourg, La Vie Brève – Théâtre de l’Aquarium, TAPS – Strasbourg, Lilas en ScènePièce traduite avec le soutien de Maison Antoine Vitez Centre International de la traduction théâtrale – Paris. Les traductions des textes d’Ivan Viripaev sont publiées aux Éditions Les Solitaires Intempestifs – Besançon. Titulaire des droits : Henschel SCHAUSPIEL Theaterverlag Berlin GmbH
Agent de l’auteur pour l’espace francophone : Gilles Morel.
Remerciements à Silouane Kohler et à Stéphane Nee.
Durée : 1h30
Studio-Théâtre de Vitry (94)
Du 26 au 29 janvier 2024Théâtre de Vanves (92)
Du 31 janvier au 1er février 2024CDN de Thionville (57)
Du 12 au 14 mars 2024TAPS – Strasbourg (67)
Du 22 au 25 mai 2024
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