Au long d’une déambulation pour une seule personne conçue dans les coulisses du Théâtre Vidy-Lausanne, le co-fondateur du collectif suisse Rimini Protokoll orchestre un voyage bouleversant entre mélancolie du théâtre passé et espoir du théâtre à venir.
Voilà trois mois que les théâtres affichaient portes closes. Alors, au moment de franchir celles de Vidy-Lausanne, l’émotion est palpable. De celles qui, délestées du poids des habitudes, renouent avec la saveur des premières fois. Il faut dire que quelque chose a changé dans ce théâtre du « monde d’après ». Habituel cœur battant de Vidy, la Kantina et ses grandes tablées restent désespérément vides, comme figées dans le temps. Du « monde d’avant », ne reste que quelques badauds que l’on voit batifoler, et pique-niquer, au bord du lac Léman, sous un ciel bas, gris, qui, bien vite, les chasse, à grande eau, déversée par l’orage.
A l’intérieur, la foule des grands soirs a cédé sa place à un curieux ballet, aussi minimaliste que cadencé. Smartphone autour du cou, charlotte de protection sur la tête et casque audio sur les oreilles, les spectateurs pénètrent, les uns après les autres, à cinq minutes d’intervalle, dans un grand couloir blanc, qui semble les happer. Guidés par la voix suave de Lola Giouse, ils ouvrent, en réalité, la Boîte noire que Stefan Kaegi leur a fabriquée. Confiné à Lausanne, l’artiste suisse, qui devait présenter à Vidy, en mars dernier, son prometteur Société en chantier, a profité du trou béant laissé dans son emploi du temps par le confinement pour orchestrer, en moins d’un mois, l’une de ces déambulations dont, avec son collectif Rimini Protokoll, il a le secret.
La démarche est d’autant plus forte qu’elle intervient à un moment symbolique pour Vidy-Lausanne. Si le théâtre rouvre, partiellement, ses portes le temps de quelques semaines, ce n’est que pour mieux les refermer, partiellement, dans le courant de l’été, pour deux ans. En jeu, une série de travaux, d’ampleur, qui devraient lui permettre de se moderniser et de retrouver une seconde jeunesse. L’heure était donc propice à ce travail d’archiviste, et de réactivation de la mémoire, que Stefan Kaegi dirige de la plus magistrale des manières. Car, en même temps que la fabrique d’un théâtre, le metteur en scène lève le voile sur la fabrique du théâtre.
De l’atelier électrique à celui de couture, de la cuisine à la loge coiffure, de la quincaillerie au plateau de la salle Charles Apothéloz, la déambulation en solitaire conduit les spectateurs là où, d’ordinaire, l’accès leur est interdit. Au-delà de cette vertigineuse chasse aux trésors, ils peuvent écouter les voix, et les souvenirs, de ceux – machiniste, régisseur, technicien, agent d’entretien, électricien ou assistant de direction – qui travaillent, ou ont travaillé, toujours dans l’ombre, à Vidy, mais aussi de ceux – metteur en scène, dramaturge, comédien, critique ou agent de sécurité – qui ont, un jour, ponctuellement, croisé sa route. Avec le ton mélancolique de ceux qui raconteraient ce que fut un art aujourd’hui disparu, ils détaillent leur pratique, confient leurs secrets sur le passé, en même temps que leurs doutes et leurs espoirs sur l’avenir.
Au détour de confidences sur la direction décapante de Matthias Langhoff, de quelques images de Je suis un pays de Vincent Macaigne ou de la voix tonitruante de Jean-Damien Barbin extraite du Bajazet de Frank Castorf, se forme un carrefour, à bien des égards bouleversant. S’y percutent le présent et le passé, leurs images et nos images, sorte de réminiscences fulgurantes d’un temps où l’art dramatique se donnait dans une pleine insouciance. S’y entrechoquent, aussi, la joie de retrouver ce théâtre qui avait tant manqué, les fantômes de ceux qui l’ont habité, et la sensation qu’il échappe désormais à toute prise, et ne sera peut-être, au moins pour un temps, plus tout à fait comme avant.
Comme toujours, Stefan Kaegi a mis tout son savoir-faire pour générer ce torrent d’émotions contradictoires. Avec une précision d’horloger, d’où naissent toutes les illusions, l’artiste suisse se situe exactement à mi-chemin entre son Nachlass, où des êtres disparus se confiaient sur leur fin de vie, et ses Situation Rooms, où les spectateurs, au gré d’une déambulation, jouaient, à leur corps défendant, plusieurs figures tirées du monde de l’armement. Point d’arme, dans cette Boîte Noire, exceptée celle, non létale, du théâtre. Les spectateurs pourront toutefois y endosser les rôles de comédien, souffleur, technicien, metteur en scène, et même, pour un temps, récupérer le leur. Et retrouver le bonheur de pouvoir, enfin, pénétrer dans l’arène, chercher sa place et s’asseoir, tout simplement, dans une salle de théâtre.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Boîte noire – Théâtre-fantôme pour 1 personne
Conception et mise en scène Stefan Kaegi
Assistant à la mise en scène Tomas Gonzalez
Création sonore Stéphane Vecchione
Son Janyves Coïc
Lumière et automation Pierre-Nicolas Moulin
Voix narratrice Lola Giouse
Avec les équipes de production, technique, communication & publics et administration du Théâtre Vidy-Lausanne
Avec la participation de François Ansermet, psychanalyste et professeur de pédopsychiatrie ; Pierre Berrou, agent de sécurité chez Securitas ; Danielle Chaperon, directrice du Centre d’études théâtrales de l’Université de Lausanne ; Claire De Ribaupierre, dramaturge et metteure en scène ; Laetitia Dosch, comédienne, auteure et metteure en scène ; Lola Giouse, comédienne ; Tomas Gonzalez, comédien et metteur en scène ; Matthieu Jaccard, architecte et historien de l’art ; Yvette Jaggi, ancienne syndique de Lausanne, députée au Conseil des États et conseillère nationale (PS) ; Andrea Kaegi ; Anne-Cécile Moser, comédienne et metteure en scène ; Solal Oechsner ; Yuval Rozman, metteur en scène et auteur ; Thierry Sartoretti, critique de théâtre ; Yvette Théraulaz, comédienne et chanteuse
Et de plusieurs membres de l’équipe du Théâtre Vidy-Lausanne : Fatmir Ademi, responsable de la société assurant le nettoyage ; Janyves Coïc, régisseur son ; Bruno Dani, machiniste ; Mathieu Dorsaz, responsable du service accessoires ; Stéphane Janvier, régisseur général ; Catherine Jodoin, assistante de direction ; Thierry Kaltenrieder, responsable du service électrotechnique ; Christian Mayor, régisseur général ; Rosi Morilla, responsable du service costumes, maquillage et coiffure ; Pierre-Nicolas Moulin, régisseur lumière ; Nehat Shabani, agent d’entretien de la société de nettoyage ; Martine Staerk, régisseuse générale ; Virginie Triaire, assistante du responsable de la Kantina, serveuse
Et anciennement Eric Bart, secrétaire général puis directeur adjoint (1990-1999) ; Roger Monnard, électricienProduction Théâtre Vidy-Lausanne
Durée : 1h25
Théâtre Vidy-Lausanne
du mardi 9 juin au vendredi 10 juillet 2020
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