Aux commandes d’une distribution inégale, la metteuse en scène brésilienne ne parvient pas à donner suffisamment d’épaisseur à sa tentative de conjugaison au présent et au féminin du héros shakespearien.
S’en remettre, à nouveau, aux grands textes, comme on reviendrait en territoire, si ce n’est conquis, à tout le moins certain, doté de fondations solides qui permettraient de réarmer un geste théâtral. Christiane Jatahy a fait connaître son travail en France grâce à plusieurs tentatives de réappropriation de ces classiques, par ses adaptations réussies du Mademoiselle Julie de Strindberg (Julia), des Trois Soeurs de Tchekhov (What if They Went to Moscow ?), du Macbeth de Shakespeare (A Floresta que anda) qui, à chaque fois, ont su prouver que la metteuse en scène était capable de transfigurer ces monuments littéraires pour en faire son propre miel. Par la suite, l’artiste a emprunté un chemin différent, et semé d’embûches. Exception faite de L’Odyssée d’Homère dont elle s’était lointainement, et maladroitement, inspirée pour composer Ithaque et Le Présent qui déborde, elle s’est davantage tournée vers les oeuvres cinématographiques (La Règle du jeu de Jean Renoir, Dogville de Lars von Trier) et même vers le roman (Torto Arado d’Itamar Vieira Junior) avec, concédons-le, de moins en moins de pertinence et de réussite, jusqu’à s’enliser dans un système qui, à l’art du théâtre, semblait préférer le discours politique. Au regard de cette trajectoire, Hamlet pouvait alors constituer un espoir de sursaut, le signe d’un retour aux sources, mais l’épreuve du plateau n’a malheureusement pas tardé à doucher l’essentiel de ces espérances.
Comme à son habitude, Christiane Jatahy n’a pas souhaité prendre le chef-d’oeuvre d’origine au pied de la lettre et s’abandonner, comme d’autres, à une mise en scène révérencieuse. Chez elle, Hamlet n’est plus ce jeune homme tout juste sorti de l’adolescence, mais une femme d’une quarantaine d’années qui n’hésite pas à corriger Claudius quand le nouveau roi du Danemark l’appelle « mon neveu ». Conjugué au féminin, le héros shakespearien se voit aussi projeté dans un ultra-présent, dans un grand appartement équipé de tous les éléments de confort dignes de nos sociétés contemporaines. Contrairement à celui de Shakespeare, cette Hamlet-là ne vit pas les événements, mais revit, et repasse les plats, d’un passé qui ne passe pas. Encore traumatisée, plusieurs siècles après, par le meurtre de son père, elle vit au milieu d’un espace mental où, sous la forme de visions, la tragédie se rappelle à elle et remonte à la surface. En même temps que le fantôme de son géniteur – interprété à l’image, et comme un clin d’oeil, par Loïc Corbery qui, tout récemment, incarnait Hamlet dans la belle mise en scène de Simon Delétang donnée au Théâtre du Peuple de Bussang –, elle voit alors se rejouer le funeste mariage de sa mère, Gertrude, et de son oncle fratricide, Claudius, tandis que le corps de son père n’était pas encore froid, mais aussi cette guerre contre le prince de Norvège, Fortinbras, qui, en toile de fond, menace l’existence du royaume. À l’exception notable de Laërte, curieusement exfiltré par Christiane Jatahy, l’ensemble des personnages principaux de la tragédie se matérialisent sous la forme de spectres qui, lorsqu’ils ne s’ébattent pas gaiement sur le plateau, rejouent le drame qui les lie et tentent, parfois, comme Ophélie, promise à une mort certaine, de le déjouer.
Cette vision rétrospective aurait pu permettre à la metteuse en scène brésilienne de fracturer Hamlet, d’éclairer cette pièce maintes et maintes fois jouée et rejouée d’un jour nouveau, de l’observer avec un regard neuf, aiguisé, notamment, par le prisme féminin. Las, Christiane Jatahy ne parvient pas, sur la longueur, à déployer une lecture à la hauteur de cette subversion digne du Orlando de Virginia Woolf, et échoue à offrir une vision suffisamment radicale, novatrice et profonde pour convaincre. De la féminisation du héros shakespearien, comme de la conjugaison de la pièce à l’ultra-présent, l’artiste ne fait rien, ou si peu, et, plutôt que d’exploiter le gouffre fécond qu’il aurait pu créer, ne cesse de résorber ce décalage temporel. Alors que la pièce de Shakespeare se plaît, et c’est là l’essentiel de son charme et de son sel, à cultiver le flou, et à enrober ses personnages dans un voile qui rend insondables leurs intentions profondes, Christiane Jatahy préfère plaquer des certitudes, notamment dans son appréhension des protagonistes. Quand Gertrude, dans une acception vaguement lacanienne, campe une mère, autant qu’une ancienne et actuelle épouse, aimante, sincère et dépourvue d’ambivalences, que Claudius passe pour un souverain presque sympathique avec qui il ne serait pas désagréable de s’asseoir pour deviser, Hamlet est cloîtré, de bout en bout, dans sa tristesse, incapable de jouer avec cette zone trouble entre raison et folie que la metteuse en scène perçoit, avec une étonnante assurance, comme « un choix, une stratégie ».
Univoque, cette conception ferme davantage qu’elle n’ouvre la pièce de Shakespeare et prouve que Christiane Jatahy n’a pas assez creusé pour aller dénicher tous les trésors qu’elle contenait déjà en elle, jusqu’à camper à sa surface. À ce titre, le sort réservé au personnage d’Ophélie livre, sans doute, l’un des exemples les plus criants. Si la metteuse en scène offre à la jeune femme, qui n’est elle aussi plus si jeune, une attitude volontiers rebelle et effrontée, elle évacue, dans un étrange paradoxe, toutes les manifestations de la domination patriarcale qui l’entoure et qui autorise son père, Polonius, son frère, Laërte, et son amant, Hamlet, à lui dicter l’ensemble de ses faits et gestes. Surtout, elle la prive de l’un des plus magnifiques, et énigmatiques, monologues de la littérature où, en guise d’adieu et à la manière d’une bombe, elle joue avec les limites de l’entendement, corrompt le langage et, avec lui, dynamite la mécanique d’oppression masculine qui l’enserre, en même temps qu’elle sous-tend l’ensemble des relations des personnages du royaume du Danemark. De cela, il n’est étonnamment pas question chez Christiane Jatahy qui, curieusement, préfère recouvrir les mots d’Ophélie avec une musique de fête – et tout juste, en tendant l’oreille, sera-t-il possible de l’entendre murmurer : « Je vous aurais bien donné des violettes ».
Car, si l’essentiel du texte de cette adaptation provient bien de la plume de Shakespeare, ce qui, au vu de l’extrême faiblesse des quelques rares passages d’écriture de plateau, permet à l’ensemble de ne pas totalement sombrer, cette recomposition donne l’impression d’un patchwork, d’un assemblage de scories, de lambeaux, privé de cette armature qui, pourtant, lui donne toute son ampleur et sa consistance. Tandis que, dans son appréhension de l’espace scénique, Christiane Jatahy paraît avoir retrouvé un peu d’inspiration et d’inventivité dans le dialogue qu’elle ne cesse d’entretenir, depuis nombre d’années, entre théâtre et cinéma, et réussit, en particulier au début de la pièce, à puissamment imbriquer l’usage de la vidéo et le jeu au plateau pour faire naître de beaux tableaux, remarquables de fluidité, elle ne parvient pas à contrecarrer l’émergence progressive d’une ambiance un peu morne, terne et lâche qui englue son spectacle et l’empêche de réellement décoller. C’est que, handicapés par la vision univoque des personnages qui leur est proposée, ou imposée, les comédiennes et comédiens se montrent largement inégaux. Si, dans la toute dernière ligne droite, Clotilde Hesme trouve, enfin, la ressource pour exploser les codes et le cadre, elle n’aura cessé, pendant près de deux heures, de se laisser enfermer dans le style monochrome d’une Hamlet tourmentée. À ses côtés, ses compagnons de jeu, qui pour certaines et certains, à l’image des deux fidèles de Tiago Rodrigues, Isabel Abreu et Tonan Quito, en ont visiblement encore sous le pied, ne confèrent, dans leur immense majorité, ni assez d’énergie au plateau, ni une épaisseur particulière aux protagonistes. Comme si, sous la houlette de Christiane Jatahy, ils étaient devenus les ombres d’eux-mêmes.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Hamlet
de William Shakespeare
Mise en scène, adaptation, scénographie Christiane Jatahy
Traduction Dorothée Zumstein
Avec Isabel Abreu, Tom Adjibi, Servane Ducorps, Clotilde Hesme, David Houri, Tonan Quito, Matthieu Sampeur et avec la participation, dans le film, de Loïc Corbery de la Comédie-Française, Jérémy Lopez de la Comédie-Française, Cédric Eeckhout, Jorge Lorca, Julie Duclos et Kes Bakker, Fernanda Barth, Azelyne Cartigny, Léo Grimard, Jamsy, Martin Jodra, Laurence Kélépikis, Yannick Lingat, Yannick Morzelle, Océane Peillon, Claudia Petagna, Juliette Poissonnier, Maëlle Puéchoultres, Yara Qtaish, Alix Riemer, Andrea Romano, Gabriel Touzeli
Collaboration artistique, scénographie, lumière Thomas Walgrave
Directeur de la photographie, caméra Paulo Camacho
Costumes Fauve Ryckebush
Développement du système vidéo Julio Parente
Musique originale et remixes Vitor Araújo
Conception son Pedro Vituri
Collaboration pour le développement technique du décor Marcelo Lipiani
Conseil dramaturgique Márcia Tiburi, Christophe Triau
Assistante à la mise en scène Laurence Kélépikis
Assistante aux costumes Delphine Capossela
Stagiaire à la mise en scène Maëlle Puéchoultres
Stagiaire à la scénographie et à la lumière Kes BakkerProduction Odéon-Théâtre de l’Europe en participation avec la compagnie Vértice – Axis Productions
Coproduction Wiener Festwochen, Les Nuits de Fourvière – Festival international de la Métropole de Lyon, Holland Festival, Le Quartz – Scène nationale de Brest, La Comédie de Clermont-Ferrand – Scène nationale, De Singel – Anvers
Avec le soutien du Cercle de l’OdéonLa compagnie Vértice est soutenue par la direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France – ministère de la Culture.
Durée : 2h
Théâtre de l’Odéon, Paris
du 5 mars au 14 avril 2024Wiener Festwochen
du 31 mai au 2 juinLes Nuits de Fourvière, Lyon
du 11 au 13 juinHolland Festival, Amsterdam
du 21 au 23 juinGrec Festival, Barcelone
les 24 et 25 juilletLe Centquatre-Paris
en octobreLe Quartz, Scène nationale de Brest
les 7 et 8 novembreLa Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale
du 21 au 23 novembreDeSingel, Anvers
les 6 et 7 décembre
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