Malgré le casting de choix aligné sur le papier, le metteur en scène peine à dépasser la complexité formelle et le peu de grain à moudre offert par la pièce en territoire psycho-généalogique de l’autrice britannique.
Comme pour habituer les spectatrices et les spectateurs à tisser eux-mêmes les fils de ce qui va suivre, Christophe Rauck s’adonne dès la première scène d’Anatomie d’un suicide à l’exercice du faisceau d’indices. Alors que le texte de l’autrice britannique Alice Birch ne verbalise pas directement de quoi il retourne, pour mieux souligner le tabou qui entoure le geste commis, le public est invité à prêter attention aux détails afin de s’y retrouver. Avec son chemisier orange à motifs et son pantalon taille haute évasé, Carol porte sur elle l’époque depuis laquelle elle s’exprime, cette fin des années 1960 où le drame originel est survenu. De ce drame, elle ne dit rien, ou si peu, lors de la conversation houleuse qu’elle entretient avec John, son compagnon. Tout juste comprend-on qu’elle sort de l’hôpital – symbolisé par cet encadrement de porte blanc situé à cour – et observe-t-on qu’elle porte à ses deux poignets de curieux bandages, de ceux qui colmatent, en règle générale, les blessures de celles et ceux qui viennent de se trancher les veines. Accompagnés du « lavage d’estomac » auquel John fait subrepticement référence et de l’attitude visiblement fébrile de sa compagne, les indices sont suffisamment clairs, et concordants, pour conduire à une conclusion unique : Carol a tenté de mettre fin à ses jours et paraît physiquement sortie d’affaire, mais psychologiquement désemparée.
Cet incipit, Alice Birch ne cherche pas, comme d’autres dramaturges l’aurait classiquement fait, à le creuser, mais lui en adjoint successivement deux autres, du même acabit : dans le premier, Anna, avec son style vestimentaire digne des années 1990, négocie avec Dan, l’un de ses amis médecins, pour obtenir de quoi traverser plus sereinement la descente de drogue qu’elle est en train de vivre ; dans le second, Bonnie, venue tout droit de notre temps, soigne, sans la laisser tout à fait indifférente, Jo, une jeune femme pêcheuse, victime d’un hameçon coincé dans le bras. Au lieu de la chasser, chaque nouvelle protagoniste s’ajoute à la précédente, jusqu’à ce que les trois femmes, et ceux qui les accompagnent, soient réunis simultanément sur le même plateau, en dépit des fossés temporels qui les séparent. Entre elles, outre le rapport étroit à l’institution hospitalière, se devine rapidement une relation filiale mère-fille-petite-fille qui constitue le socle de la pièce de l’autrice britannique. À plusieurs années d’intervalle, et chacune dans leur espace scénique propre – délimité par les belles lumières d’Olivier Oudiou –, toutes vont développer un rapport complexe au couple et à la maternité : tandis que, poussée par son mari, Carol décide d’avoir un bébé pour tenter de contrecarrer ses pulsions suicidaires, Anna se résout à se mettre en couple avec Jamie et voit l’arrivée d’un enfant dégrader sa santé mentale déjà fragile ; quand, de son côté, Bonnie peine à s’engager pleinement dans les relations qui s’offrent à elles et à se défaire de cette maison familiale où elle a vu le jour, et où sa mère s’est donné la mort.
Pour faire vivre ces histoires parallèles, Alice Birch opte pour un dispositif dramaturgique complexe, matricé par trois colonnes d’écriture, où les répliques d’une époque se superposent et s’enchevêtrent avec celles des deux autres. Aussi original que risqué, le procédé met en place un système d’échos et de croisements, parfois symboliques, parfois substantiels, entre ces trois existences, et une logique de perturbation globale de la parole. Combinés, ces deux subterfuges, qui réclament une plume d’orfèvre et une attention redoublée des spectatrices et des spectateurs pour suivre les différents récits, matérialisent parfaitement les traumas et les liens qui, de génération en génération, et, en l’espèce, de mère en fille, sous-tendent et façonnent les existences, la manière dont les gestes et les malheurs vécus par un aïeul peuvent influer, sans forcément pour autant se répéter, sur la vie et la personnalité d’un descendant. Séduisante et étonnante dans son exécution, la composition littéraire imaginée par Alice Birch tourne néanmoins assez promptement à l’exercice de style. De la psycho-généalogie, l’autrice britannique ne fait, en définitive, qu’effleurer les bases, et tout semble un peu trop clair et limpide pour les protagonistes concernés, alors que la découverte des traumas hérités, de ceux qui peuvent entraver une existence, nécessite souvent de longues années de travail sur soi pour être ne serait-ce qu’approchés. Surtout, les interruptions constantes, intra comme inter-scènes, ne permettent pas aux différents récits de gagner en profondeur et aux personnages féminins, comme masculins, de suffisamment se déployer, et d’acquérir une dimension qui excéderait celle de leurs difficultés psychologiques.
Par cette mécanique d’écriture ominipotente, Alice Birch apparaît alors comme une autrice qui refuserait de s’effacer derrière les situations dramatiques qu’elle met en jeu, au risque de donner, lors des représentations, un vernis artificiel à l’ensemble, et de sévèrement compliquer la tâche des metteuses et metteurs en scène, mais aussi des actrices et des acteurs, qui s’empareraient de son texte. Au soir de la première, au Théâtre Nanterre-Amandiers, Christophe Rauck n’a malheureusement pas échappé à cette chausse-trappe. Encore insuffisamment huilée, son adaptation d’Anatomie d’un suicide s’est engluée dans un faux rythme, saccadé par un manque de fluidité dans les échanges de répliques, qui entravait le naturel des discussions qui ont lieu, en théorie de façon autonome, dans chacune des époques. Pourtant, le metteur en scène a réuni un casting de choix pour tenter de relever le pari, et il en a sans doute pleinement conscience, qui s’impose à lui. Parmi les trois femmes-clefs, seule Noémie Gantier parvient à offrir un relief à celle (Anna) qu’elle incarne, tandis que Audrey Bonnet et Servane Ducorps ne semblent pas encore avoir trouvé le ton de leurs personnages respectifs (Carol et Bonnie). Autour d’elles, les autres comédiennes et comédiens sont, pour la plupart, contraints d’enchaîner, au total, plus d’une vingtaine de rôles différents, et beaucoup trop subalternes, voire transparents, pour faire montre de l’étendue du talent qu’on leur connaît. Résultat : toutes et tous, perturbés par la musique superfétatoire de Sylvain Jacques et écrasés par la scénographie soignée, mais un peu trop massive, d’Alain Lagarde, paraissent lutter et se débattre avec le texte, plutôt que de réellement le porter.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Anatomie d’un suicide
Texte Alice Birch
Mise en scène Christophe Rauck
Dramaturgie et collaboration artistique Marianne Ségol-Samoy
Traduction Séverine Magois
Avec Audrey Bonnet, Eric Challier, David Clavel, Servane Ducorps, Noémie Gantier, David Houri, Sarah Karbasnikoff, Lilea Le Borgne, Mounir Margoum, Julie Pilod
Scénographie Alain Lagarde
Musique Sylvain Jacques
Lumière Olivier Oudiou
Costumes Coralie Sanvoisin
Maquillages et coiffures Cécile Kretschmar
Vidéo Arnaud Pottier
Stagiaire assistant à la mise en scène Achille MorinProduction Théâtre Nanterre-Amandiers
Coproduction Théâtre National Populaire de Villeurbanne ; L’Onde, Scène conventionnée Vélizy-Villacoublay
Avec la participation artistique du studio ESCAAlice Birch est représentée en Europe francophone par Marie Cécile Renauld, en accord avec United Agents Ltd. La pièce Anatomie d’un suicide a été traduite avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, centre international de la traduction théâtrale.
Durée : 2h
Théâtre Nanterre-Amandiers
du 20 mars au 19 avril 2025Théâtre National Populaire de Villeurbanne
du 15 au 23 maiComédie – CDN de Reims
La Comédie de Saint-Etienne
Théâtre National de Bretagne, Rennes
L’Onde, Scène conventionnée Vélizy-Villacoublay
au printemps 2026
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