Depuis la création de sa compagnie Plexus Polaire en 2011, Yngvild Aspeli est devenue une figure centrale non seulement de la marionnette, mais aussi du théâtre. Manipulatrice, comédienne, metteure en scène et constructrice, elle orchestre entre sa Norvège natale et la France, avec une large ouverture à l’international, tout un monde de vivants et de fantômes, et surtout de créatures et d’histoires qui se logent entre ces deux états.
C’est en se présentant dans sa Maison de poupée, dont l’excellence la plaçait au sommet de la dernière édition du Festival Mondial des Théâtres de Marionnette de Charleville-Mézières, comme jamais elle ne l’avait fait auparavant qu’Yngvild Aspeli nous donne l’idée et l’envie de ce portrait. Jusque-là, la marionnettiste, metteuse en scène, actrice et constructrice, également directrice artistique de sa compagnie Plexus Polaire basée en France et depuis 2022 du Nordland Visual Theatre – Figurteatret i Nordland en Norvège se livrait seulement quand elle était au plateau à la relation triangulaire qui la passionne : celle qui, unique en son genre, se noue entre l’acteur-marionnettiste, la marionnette et le public. Mais là, au seuil de sa Maison qui est aussi celle du dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906), c’est en son nom propre qu’elle s’exprime et non encore en celui de Nora, la protagoniste centrale de la pièce dont elle s’apprête à faire exister tout l’univers domestique.
Yngvild Aspeli nous invite ainsi à approcher son processus de création. Elle nous permet d’approcher le lien intime qu’entretiennent chez elle les images et les mots, les histoires. Son récit ressemble d’ailleurs tant à un conte que l’on est autorisé à douter de sa véracité – ce qui n’enlève rien à son charme, au contraire : dans ce récit préliminaire, Yngvild nous dit qu’Une maison de poupée lui est venue par un oiseau qui a cogné contre sa vitre tandis qu’elle lisait. En réalisant ce portrait, nous avons voulu prolonger cet instant où l’artiste apparaît sans ses créatures. Pour mieux les convoquer.
État d’esprit : marionnette
Avec son adaptation de la pièce d’Ibsen, plus célèbre encore dans sa Norvège d’origine qu’en France – « ce qui m’a longtemps tenue à l’écart d’elle, de même que de l’auteur en général qui est considéré chez nous comme un maître », explique-t-elle –, Yngvild Aspeli exprime son « envie d’aller plus loin dans ma revendication d’un art de marionnette appartenant au champ du théâtre » qu’elle l’a fait jusque-là à dans les six autres pièces qui composent à ce jour le répertoire de Plexus Polaire. Autrement dit, elle cherche à y « éprouver que la marionnette peut tenir à elle seule une pièce dramatique ». Elle réussit avec un talent tel que sa Maison de poupée suscite chez son spectateur la remarque qu’Yngvild souhaitait produire chez lui : « mais bien sûr que cette pièce doit être portée par des marionnettes ! ». Le pire, pour elle, aurait été de créer un spectacle qui fasse dire : « Eh oui, pourquoi pas la marionnette ! ».
Pour donner à voir, à sentir – elle décrit son art comme une expérience avant tout physique, pour elle autant que pour le spectateur – la nécessité de la marionnette dans sa pièce, Yngvild Aspeli a opéré bien des soustractions. Du langage très pluridisciplinaire et très visuel qu’elle s’était forgé jusque-là, cherchant à aller toujours plus loin dans son désir d’« inventer d’autres manières de raconter les histoires, qui ne passerait pas d’abord ou pas du tout par les mots », l’artiste ne garde que l’os. Ou presque. Elle renonce à la vidéo, et renoue avec les mots. Elle ne reprend pas tous ceux d’Ibsen, car « il y a certaines choses que l’on montre par l’objet, la lumière ou encore la musique et que l’on n’a donc pas besoin de dire », mais beaucoup plus qu’elle n’en a gardé de la nouvelle de l’auteur norvégien Bjarte Breiteig dont elle s’empare dans son premier spectacle Signaux (2011), du roman Avant que je me consume du Norvégien Gaute Heivoll dans son troisième spectacle Cendres (2014) ou encore du fameux livre de Herman Melville dans sa cinquième création, Moby Dick (2020). Pour aller vers l’essence de sa pratique, soit le rapport acteur-marionnettiste/marionnette/public déjà évoqué, Yngvild Aspeli est d’abord allée dans l’autre direction, vers des formes rassemblant autour de ce trio un maximum de formes, autant que faire se peut de langages artistiques de natures diverses.
Dans « l’entre » d’Yngvild
Au croisement de tous les arts, de toutes les techniques auxquelles a recourt Yngvild Aspeli, se matérialisent des univers à chaque fois différents mais habités par des obsessions, par des motifs communs. Plongées dans un clair-obscur qui permet de flouter les frontières entre la marionnette et l’humain qui la manipule, les créatures qui peuplent chaque création d’Yngvild sont « des êtres en équilibre précaire, qui tentent de trouver une vérité à leur manière, qui livrent un combat intime avec des forces qui les dépassent ». Il en est ainsi du protagoniste central de Signaux, en proie à la douleur que lui cause un membre fantôme et de l’écrivaine et militante féministe Valérie Solanas, en prise dans Chambre noire à des hallucinations et visitée par des souvenirs bien concrets. Le capitaine Achab dans Moby Dick est lui aussi hanté par une idée fixe qui le pousse dans une folle chasse à la baleine, et la Lucy de Dracula (2021) se débat avec son penchant vers l’autodestruction incarné par le vampire éponyme du roman de Bram Stocker…
Nées à chaque fois d’un plaisir, d’une émotion de lecture – « Je trouve toujours fou que des caractères en noir et blanc puissent nous faire voyager avec une telle intensité », dit-elle avec l’air enfantin qui lui vient souvent lorsqu’elle parle littérature –, les pièces d’Yngvild Aspeli cherchent à en traduire la force au plateau. Entourée de collaborateurs qui pour certains la suivent de longue date, comme sa co-metteure en scène Paola Rizza, la dramaturge Pauline Thimonnier ou encore la compositrice Ane Marthe Sørlien Holen – toujours plus vaste, son équipe polyvalente rassemble aujourd’hui une trentaine d’artistes et techniciens et cinq membres permanents pour la production et la diffusion –, l’artiste construit ses univers autours de marionnettes à taille humaine qu’elle décline à différentes échelles. Elle peut ainsi déployer plusieurs points de vue sur un même objet, ce que lui permet aussi le rapport entre l’acteur-marionnettiste et la marionnette : « c’est entre eux, et de manière plus générale entre les choses que j’aime à m’aventurer », dit-elle. Cette poétique de l’interstice et de la relation, Yngvild Aspeli la tient sans doute en partie de son double ancrage culturel norvégien et français, socle depuis lequel elle et sa compagnie se forgent une identité internationale.
Plexus Polaire autour du monde
Portée par son désir de faire de la marionnette le cœur d’univers riches et pluriels, Plexus Polaire se fait vite remarquer dans le milieu de la marionnette, dont la quête de reconnaissance auprès des institutions autant que du public commence à porter ses fruits. Pour Yngvild Aspeli, multiplier autour de la marionnette le recours à d’autres disciplines est une manière de participer à ce mouvement, dont l’un des grands succès sera la création en 2021 du label « Centre National de la Marionnette ». Formée à l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette (ESNAM) à Charleville-Mézières (2005-2008) – après une approche de la musique, du théâtre et de la danse en Norvège à la Stange Videregående Skole puis du mime et du théâtre gestuel à l’École Internationale de Théâtre Jacques Lecoq à Paris (2003-2005) – la directrice artistique de Plexus Polaire a toujours considéré comme étant de sa responsabilité que d’œuvrer au développement de sa discipline, en France aussi bien qu’en Norvège.
« Si en France, le champ de la marionnette est riche et que sa structuration a beaucoup progressé depuis quelques années, il reste beaucoup à faire en Norvège. La vie y est dure pour les compagnies indépendantes : chaque théâtre a sa troupe, et il est difficile de pouvoir créer hors de ce circuit. C’est pourquoi le Nordland Visual Theatre – Figurteatret i Nordland est si précieux à mes yeux : lieu de création et non de diffusion, il permet de travailler au-delà des frontières, de créer des liens avec des équipes internationales ». Elle-même tourne beaucoup à l’étranger, et ce depuis ses débuts. Lorsque nous la rencontrons pour préparer ce portrait, à l’Espace Marcel Carné de Saint-Michel-sur-Orge (91) où elle s’apprête à jouer son Dracula, trois des pièces de son répertoire sont sur les routes.
Après l’Essonne, la pièce tout juste citée ira ainsi en Écosse, en Corse, au Danemark et en Espagne. Moby Dick est promise à des destinations plus lointaines – le Chili, les États-Unis et l’Asie –, et enfin Une maison de poupée qui se jouera en France et en Norvège. Yngvild Aspeli ne sera pas toutefois de tous ces voyages : elle se doit d’être présente dans son théâtre afin d’accueillir les compagnies en résidence. Et bientôt, elle va se remettre à l’ouvrage pour un retour à la création jeune public – la seule de son répertoire est jusqu’ici Opéra opaque – et pour une forme légère, sans technique. « Je veux voir jusqu’où l’on peut couper et tenir avec la seule relation acteur/marionnette. Cela sans renoncer à la profondeur de la recherche ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Le Palmarés 2023 d’Anaïs Heluin
Meilleurs spectacles de théâtre : Carte Noire Nommée Désir de Rébecca Chaillon, Kaldûn d’Abdelwaheb Sefsaf
Meilleurs spectacles de marionnettes : Une maison de poupée d’Yngvild Aspeli, L’Oiseau de Prométhée des Anges au Plafond
Meilleurs spectacles de cirque : Personne de Yann Frisch, Lulu’s Paradise avec Lulu Koren, mis en scène par Gilles Cailleau
Meilleures découvertes : HIKU d’Anne-Sophie Turion et Eric Minh Cuong-Castaing, Benjamin Tholozan dans Parler pointu
Meilleur·e·s comédien·ne·s : Isabelle Lafon et Johanna Korthal Altes dans Je pars sans moi, Fany Mary dans D’ici à demain, Philippe Durand dans Larzac !
Meilleur·e·s metteur·euse·s en scène : Tatiana Frolova pour Nous ne sommes plus…, Frédéric Sonntag pour L’Horizon des événements
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