Tatiana Frolova et son équipe du KnAM Théâtre, artistes associés au Théâtre des Célestins, présentent leur premier spectacle créé en exil, Nous ne sommes plus… Théâtre de témoignage autant que de bricolage poétique, cette création dit avec force le choix de l’art et de la vie, contre une Russie criminelle.
Si le nom de Tatiana Frolova est bien connu au festival Sens Interdits à Lyon, son visage l’est moins. Metteure en scène, fondatrice du KnAM Théâtre en 1985 dans la petite ville de l’extrême-Orient russe de Komsomolsk-sur-Amour, alors qu’elle n’a que 25 ans et pas d’argent – elle refuse d’en recevoir de l’État, créant ainsi le premier théâtre indépendant de l’Union soviétique –, elle n’apparaît que peu dans ses spectacles. La voir se présenter en introduction de Nous ne sommes plus…, dire de sa voix douce son exil et celui de son équipe depuis la déclaration de la guerre de la Russie à l’Ukraine le 24 février 2022 nous met face à cette évidence : quand le réel atteint un degré trop élevé d’horreur, les limites du théâtre se font sentir. Ce qui ne veut pas dire qu’il renonce. Toute habillée de blanc, comme les six acteurs de sa pièce qui en sont tous aussi les coauteurs, les colombes, Tatiana Frolova poursuit hors de son pays son théâtre dissident, remonté contre les violences et les oppressions que fait subir le gouvernement russe à sa population ainsi qu’aux autres. Désormais installé à Lyon, le Théâtre KnAM interroge avec force et délicatesse ce que veut dire créer en exil, il questionne la possibilité de ce geste qui concerne aussi aujourd’hui bien des artistes d’Ukraine et d’ailleurs.
Une fois Tatiana Frolova retournée du côté de la régie, d’où elle vit toujours ses spectacles, leur diffusant son énergie toujours intarissable après plus de 35 ans de théâtre et loin de son pays, les comédiens apparaissent dans une brume qu’ils percent de la lumière de leurs lampes torches grâce auxquelles ils se retrouvent, et font corps. Plus que la discrète Tatiana, les habitués de Sens Interdits et des autres théâtres et festivals français où ils ont joué les pièces du KnAM les reconnaissent. Il y a les historiques Dmitrii Bocharov et Vladimir Dmitriev, présents dans chaque création depuis la naissance de leur théâtre de 23 places qui a su parcourir le monde et s’y faire aimer. Il y a aussi ceux qui les ont rejoints par la suite : Irina Chernousova et les jeunes Liudmila Smirnova et German Iakovenko. Une nouvelle venue est aussi parmi eux, Bleuenn Isambard, dont la route dans le milieu du plaidoyer des droits humains en zones de conflits a croisé en 2011 l’aventure du KnAM. Sa présence, d’abord simplement en tant que traductrice puis comme interprète à part entière, est l’un des nombreux signes de la métamorphose de la compagnie, de sa quête d’un nouveau territoire de création qui ne peut plus être russe, qui ne peut pas non plus être français mais qui peut se situer au croisement de différentes réalités.
Comme le fait le KnAM depuis 2007, après avoir fait porter ses espoirs de changements sociaux et politiques par des textes de répertoire, il mêle dans Nous ne sommes plus… des matières très hétérogènes, sans chercher à les lisser, en en montrant au contraire les zones de heurt et les collages imparfaits. Si le KnAM, si Komsomolsk-sur-Amour et la Russie entière sont pour eux des histoires terminées, les comédiens ne cessent d’en convoquer au plateau des souvenirs comme ils l’ont fait dans leurs pièces précédentes où Staline, Poutine et les autres en ont toujours pris pour leur grade. Le collectif et le plateau permettent des miracles. Par exemple, quand l’une des comédiennes invoque la mémoire de sa grand-mère née dans le goulag, celle-ci apparaît. Dans une version bricolée certes, pas réaliste pour un sou, mais d’autant plus vivante qu’elle est le seul fruit du groupe, une pure apparition théâtrale. Ce sera le cas de bien des absents dans Nous ne sommes plus, qu’ils soient morts ou simplement restés en Russie. Comme cette amie du KnAM qui s’est résignée au départ de son fils pour l’armée. Le pays perdu qu’évoquent Tatiana Frolova et sa bande depuis leur exil est loin d’être d’un tenant. Il est mosaïque. Il est grand et minable, il est puissant et fragile comme cette carte que les comédiens fabriquent sur le mur à coups de scotch qui ne tarde pas à se détacher. Aucune des nombreuses scènes, des multiples images de la pièce ne durent bien longtemps.
Déjà bien entraînés à faire théâtre de choses multiples, à rassembler des tas de récits et d’objets éloignés, les artistes déploient ici une identité qui est avant tout mouvement. Ils se composent un être plein de trous entre deux motifs récurrents, car chaque exilé – du KnAM et d’ailleurs – a beau être unique, il partage avec les autres une expérience qui rapproche. Chaque comédien par exemple a dû choisir en partant de quoi seraient faits les 23 kg de bagages autorisés à l’aéroport. Bouleversants gages de réel, les objets élus par chacun sont là. Tous ont un rapport à l’enfance. Il y a une poupée de Grand-père Gel, le père Noël russe, un cahier de chants, une marionnette d’ours… D’un coup, le passé est d’un présent qui bouleverse autant que les vidéos qui composent aussi le spectacle, et grâce auxquelles les artistes se jouent des frontières, en montrant par exemple un Ukrainien et un soldat russe prisonnier qui téléphone à sa mère. Tout aussi artificielle que la grand-mère citée plus tôt, Mireille Mathieu est aussi de la partie, elle fait chanter tout le monde alors que l’on vient de pleurer. Le mouvement, dans Nous ne sommes plus…, est aussi des larmes au rire, sans cesse.
La résistance du KnAM, par la parole autant que la recherche formelle, est formidable. Il faut rappeler toutefois qu’elle ne vient pas de nulle part : de Tatiana Frolova et ses complices bien sûr, mais aussi de Sens Interdits dirigé par Patrick Penot qui les soutient de longue date. En faisant des théâtres lyonnais des espaces d’accueil pour les théâtres du monde qui se font dans l’urgence, contre l’injustice, ce festival a tissé avec ces derniers des liens forts sans lesquels Nous ne sommes plus… ne serait peut-être pas. Or, du fait de l’annonce en 2022 de la fin du soutien annuel de la Région Auvergne-Rhône-Alpes dirigée par Laurent Wauquiez, l’avenir de Sens Interdits est incertain. Sa perte ou son amenuisement seraient un grand dommage pour le théâtre, qui y prouve qu’il sait encore se faire combat, pour la paix.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Nous ne sommes plus…
Texte et mise en scène Tatiana Frolova – KnAM Théâtre
Avec Dmitrii Bocharov, Liudmila Smirnova, Vladimir Dmitriev, Irina Chernousova, German Iakovenko, Bleuenn Isambard
Régie Sylvain Ricci Vidéo Tatiana Frolova, Dmitrii Bocharov, Vladimir Smirnov Matière documentaire textes, images, entretiens, témoignages, extraits d’articles, études, ouvrages historiques et mémoriels collectés par Tatiana Frolova et les artistes du KnAM Théâtre Son Vladimir Smirnov Musique Egor Frolov
Production KnAM Théâtre Production déléguée Célestins, Théâtre de Lyon Production exécutive Centre Dramatique national Besançon Franche-Comté Coproduction Comédie de Genève, Comédie de Valence – CDN Drôme Ardèche, Théâtre populaire romand – Centre Neuchâtelois des arts vivants, Théâtre National Wallonie-Bruxelles, Festival Sens Interdits, Théâtre populaire romand – Centre neuchâtelois des arts vivants
Soutien en résidence de La Fonderie, au Mans et de l’Assemblée, fabrique artistique / Cie du Bonhomme (Lyon)
Création le 17 octobre 2023 aux Célestins, Théâtre de Lyon dans le cadre du Festival Sens Interdits Résidence Comédie de Valence – CDN Drôme Ardèche, CDN de Besançon Franche-Comté, L’Assemblée – fabrique artistique – Lyon, Célestins – Théâtre de Lyon Coréalisation Célestins, Théâtre de Lyon et Festival Sens Interdits
Avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles Auvergne-Rhône-Alpes
Le CDN Besançon Franche-Comté, producteur exécutif du spectacle, bénéficie du soutien du programme PAUSE, programme national d’accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil, porté par le Collège de France.
Tatiana Frolova et le KnAM Théâtre sont artistes associés aux Célestins, Théâtre de Lyon.
Durée : 1h30
Théâtre des Célestins – Dans le cadre du festival Sens Interdits
Du 17 au 28 octobre 2023La Comédie de Valence
Les 16 et 17 novembre 2023Maison de la culture de Tournai – En partenariat avec le festival NEXT
Les 27 et 28 novembre 2023Théâtre national Wallonie Bruxelles (BE)
Du 20 au 24 février 2024Plateaux Sauvages – Paris
du 28 février au 12 mars 2024MC2 – Grenoble
Les 9 et 10 avril 2024Festival Mythos – Rennes
En avril (date non déterminée)Maison des arts du Léman – Thonon-les-Bains
Le 12 avril 2024Festival Théâtre en Mai – Théâtre Dijon-Bourgogne
En mai (date non déterminée)
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