« Lulu’s Paradise » : petit cirque de guerre et de paix
Avec Lulu’s Paradise, le cirque se fait lieu de confidence. Dans une yourte kirghize, Lulu Koren raconte avec ses mots et ses gestes d’acrobate son enfance en Israël et sa vie de femme et d’artiste à l’étranger. Mis en scène par Gilles Cailleau, ce solo programmé au festival Le Mans fait son cirque (16-25 juin 2023) offre le bouleversant portrait d’une personne autant que d’une époque.
Dans les festivals où elle s’installe, la yourte kirghize de Lulu’s Paradise ne passe pas inaperçue. Toute petite parmi les grands chapiteaux, très sobre avec sa toile blanche, elle est une invitée étrange, qui promet un voyage sans exotisme, où la route compte davantage que la destination. Au festival Le Mans fait son cirque par exemple, porté par Le Plongeoir – Cité du Cirque nouvellement labellisé Pôle National Cirque, cette habitation minuscule et discrète installée sur la promenade Newton contraste particulièrement avec le chapiteau en dur inauguré en novembre dernier, qui est l’une des attractions du festival. Coloré, foisonnant de vie avec son bar ouvert à l’année ou encore sa bibliothèque-médiathèque, il est d’un abord à peu près contraire à la yourte dont aucun son ne s’échappe, autour de laquelle nul ne gravite sinon, avant le début du spectacle, les 50 personnes qu’elle peut accueillir. Pourtant, le presque sévère enclos de Lulu’s Paradise abrite une artiste, Lulu Koren, qui sait d’emblée créer une atmosphère propice au partage. Non pas sous forme de fête, de spectaculaire, mais de confidence.
À peine ses quelques spectateurs assis autour de la piste miniature occupant le cœur de la tente, Lulu Koren décline son identité qui n’a rien à voir avec celle que laissait imaginer la tente mongole. Sinon une forme de nomadisme. Assise sur un siège instable et provisoire qu’elle se compose avec une corde lisse, l’artiste nous dit être née dans le désert du Néguev, en Israël où elle passe toute son enfance et son adolescence avant de prendre la route pour l’Inde dont elle rêve encore aujourd’hui mais où elle n’est encore jamais allée. En réalisant quelques figures aériennes simples mais sidérantes de se déployer sous notre nez et en poursuivant son récit, Lulu Koren se place dans le sillage de Gilles Cailleau qui la met en scène. Comme lui, qui a débuté l’aventure de sa compagnie Attention Fragile en traversant seul toute l’œuvre de Shakespeare en trois heures sous une tente marocaine dans Le tour complet du cœur (2002), la jeune femme mêle les mots et les gestes au service d’un récit structuré en numéros singuliers, où le minuscule fait monde.
Si l’on retrouve dans Lulu’s Paradise certains éléments de la grammaire de Gilles Cailleau, comme ses métonymies et ses images à la poésie brute et naïve à la fois, ou encore son sens de l’autofiction burlesque, Lulu Koren y déploie un langage à part. Il n’est pas tout à fait personnel, car la pièce a d’abord été créée en 2012 pour et avec une autre artiste, Tania Sheflan. Israélienne elle aussi, elle racontait dans Tania’s Paradise son parcours entre son pays d’origine, qu’elle quittait à l’âge de 21 ans après avoir fait son service militaire. Devenue par la suite contorsionniste, c’est en pratiquant cet art sous la yourte qu’elle disait son arrivée au Canada puis en France, son rapport à la maternité, à la famille, son sentiment d’appartenance à sa terre… Tania ayant changé de vie, s’étant éloignée du cirque, elle a tenu à assurer avec Gilles Cailleau la transmission de son solo à Lulu. Car au-delà de sa dimension intime, ce spectacle touche en évoquant guerre au Moyen-Orient à une tragédie collective.
Lulu’s Paradise est donc le fruit d’une suite de transmissions dont la belle réussite ne masque guère une triste réalité : le conflit dont parlait Tania en 2012 n’est, dix ans plus tard, toujours pas terminé. En prenant le relai de Tania, c’est de cette permanence de la violence, de cette absence d’issue visible dont témoigne Lulu Koren. Elle reprend pour cela une grande partie de la partition existante, et y ajoute des récits et des mouvements personnels. Si l’on peut parfaitement voir et apprécier le seul en piste de Lulu sans connaître celui de Tania, savoir de quelle manière s’entrelacent gestes hérités et matières inédites est d’autant plus touchant que ce type de démarche est encore rare dans le milieu du nouveau cirque. Loin de perdre de leur force dans le passage d’une artiste à l’autre, les scènes que l’interprète fait jouer à des poupées, manipulant aussi des briques, y gagnent en amplitude. Lulu ajoute sa poésie, sa force et sa colère à celle de Tania. Lulu’s Paradise est une somme de tristesses et d’espoirs qui se partage avec douceur.
En mêlant à des histoires de guerre des anecdotes très personnelles, souvent sentimentales, en parlant de naissances autant que de massacres, Lulu Koren fait de sa yourte un espace accueillant à tous les récits, à toutes les singularités. Pas question pour elle en effet d’imposer un discours, un point de vue unique. Fait de nombreux trous, de moments sans paroles où chaque spectateur peut projeter ses propres pensées, Lulu’s Paradise est un geste inverse à la colonisation par Israël des territoires palestiniens que dénonce l’artiste. De sa yourte, elle fait ainsi un laboratoire de dialogue et de paix d’une grande délicatesse.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Lulu’s Paradise
Écriture, mise en scène et lumière : Gilles Cailleau
Co-écriture, interprétation, corde : Lulu Koren
Co-écriture : Tania Sheflan
Scénographie : Julien Michenaud, assisté de Lydie Del Rabal
Régie : Philippe Germaneau
Coproduction : L’Estive, scène nationale de Foix et de l’Ariège, Scènes du Jura, Scène nationale, Street C.A.T Bat Yam Festival (Israël), La Méridienne, scène conventionnée de Lunéville, L’Abattoir / Centre National des Arts de la Rue
Durée : 1h10
La Palène – Les Sarabandes à Rouillac (16)
Les 24 et 25 juin 2023Safran à Amiens
Du 21 au 24 novembre 2023Furies PNaC de Chalons-en-Champagne
Février 2024 au Palccréation 2024 de la cie avec Lulu Koren
Février 24 à l’Onyx, scène conventionnée de Saint-Herblain
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