Au Théâtre de l’Odéon, le metteur en scène allemand s’empare du premier tome de la fameuse trilogie de Virginie Despentes, mais ne parvient pas, au long d’un geste trop convenu et systématique, à aller au-delà de la galerie de portraits largement anecdotique.
Alors qu’on la pensait victime collatérale des modes théâtrales, la voilà qui ressurgit, la tournette, cette structure rotative qui, il y a quelques années encore, faisait le bonheur, jusqu’à l’overdose, de bon nombre de metteurs en scène, convaincus de sa force scénographique et de son pouvoir hypnotique, avant de la délaisser presque complètement. En la voyant réapparaître sur le plateau du Théâtre de l’Odéon sous la houlette de Thomas Ostermeier, il est difficile de ne pas faire un bond de dix ans en arrière, à un moment où, dans cette même salle, l’artiste allemand l’avait déjà utilisée pour faire brillamment valser les Démons de Lars Norén. Sur les deux couples du dramaturge suédois, elle avait eu l’effet d’un furieux adjuvant, capable de doper leur effrayant jeu de massacre ; au contact des personnages de Vernon Subutex, dont Thomas Ostermeier s’empare aujourd’hui, elle fonctionne, au contraire, à la manière d’un vinyle rayé qui, s’il sied parfaitement, dans l’idée, à l’ex-disquaire Vernon, enchaîne mollement les pistes sans se soucier de servir le même refrain, terriblement lassant, et plombant, à force d’être lancinant.
A travers cette adaptation du premier tome de la fameuse trilogie de Virginie Despentes, le metteur en scène poursuit son compagnonnage avec ce que la littérature française compte de romanciers engagés, et politiquement ancrés à gauche. Après avoir monté Histoire de la violence et Qui a tué mon père d’Edouard Louis, mais aussi Retour à Reims de Didier Eribon, il semblait, sur le papier, avoir trouvé un nouveau substrat à son pied, tant l’oeuvre de l’autrice, mue par un talent d’écriture aussi féroce qu’empathique, paraissait lui fournir un monde entier à explorer. Las, Thomas Ostermeier se laisse prendre au piège de la stricte galerie de portraits, déjà présente de façon sous-jacente dans le livre de Despentes. Sans lecture, ni vision, il se contente de convoquer les figures qui croisent la route de Vernon Subutex, ce quinquagénaire, disquaire au rebut, contraint d’errer de canapé en lit d’appoint après avoir été délogé de son appartement dont il ne parvenait plus, après la mort de son ami-mécène Alex Bleach, à assumer le loyer. De la bourgeoise insipide et crampon au trader sans foi ni loi, des actrices porno plus ou moins dérangées au scénariste violemment raciste et antisémite, de la jeune femme qui, sous les yeux médusés de son père, se met à porter le voile au producteur prisonnier de son ego fissuré, ils sont tous là, et bien là, mais apparaissent, tout au plus, comme les ombres d’eux-mêmes.
Incapable de renouer avec le relief que leur conférait la langue aiguisée et travaillée de Virginie Despentes, de faire advenir l’âme et l’ambiance qui font tout le charme de l’ouvrage de la romancière, l’adaptation malhabile de Florian Borchmeyer, Bettina Ehrlich et Thomas Ostermeier réduit l’essentiel des personnages à leur portion congrue, où, au milieu de leurs soliloques largement anecdotiques, peinent à surnager quelques punchlines dignes d’intérêt. L’ensemble donne alors l’impression d’une succession de one-(wo)man show faméliques où chaque figure, aussi patiemment sculptée que possible dans sa posture et ses attitudes, y va de son petit numéro, qui, le plus souvent, tombe cruellement à plat. Sans jamais réussir à transformer l’essai, à passer de la galerie de portraits au portrait de société, comme avait su le faire l’autrice, le spectacle s’enferme dans un procédé dramaturgique et scénique trop systématique où à chacun des monologues, ou presque, succèdent, au gré d’un coup de tournette, des morceaux de rock qui, malgré l’engagement des musiciens-chanteurs Henri Maximilian Jakobs, Ruth Rosenfeld, Taylor Savvy et Thomas Witte, ont tout le mal du monde à dynamiser durablement le plateau.
Convenu, sans prise de risque, ce Vernon Subutex là paraît privé de toute radicalité, et de toute audace, comme en témoigne, notamment, l’utilisation affligeante de la vidéo. Cantonnée à une succession d’images au mieux illustratives, au pire décoratives, qui enchaîne, pêle-mêle, des vues de Paris, de rayons de supermarchés, de manifestations et de slogans politiques, elle s’impose comme le symptôme le plus visible de la chausse-trappe dans laquelle est tombée Thomas Ostermeier, où tout se superpose sans jamais s’entremêler. Reste, alors, les comédiens de la Schaubühne qui, grâce à leur invariable talent, s’imposent, malgré tout, comme les piliers de cette production, capables, au débotté, et à la seule force de leur jeu, de ressusciter des personnages qu’on croyait en mort clinique, à l’instar de Ruth Rosenfeld en sulfureuse Pamela, Bastian Reiber en Kiko-la-terreur, Hêvin Tekin en sensible Aïcha et Mano Thivarong en touchante Marcia. Las, quand le chef d’orchestre est à ce point en panne d’inspiration, il faut bien plus qu’une troupe de solistes, aussi belle soit-elle, pour sauver un spectacle d’une fade rengaine.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Vernon Subutex 1
d’après le roman de Virginie Despentes
Mise en scène Thomas Ostermeier
Avec Thomas Bading, Holger Bülow, Stephanie Eidt, Henri Maximilian Jakobs, Joachim Meyerhoff, Bastian Reiber, Ruth Rosenfeld, Julia Schubert, Hêvîn Tekin, Mano Thiravong, Axel Wandtke, Blade AliMBaye (en vidéo), et les musiciens Henri Maximilian Jakobs, Ruth Rosenfeld, Taylor Savvy, Thomas Witte
Adaptation Florian Borchmeyer, Bettina Ehrlich, Thomas Ostermeier
Traduction Claudia Steinitz
Scénographie, costumes Nina Wetzel
Vidéo Sébastien Dupouey
Musique Nils Ostendorf
Dramaturgie Bettina Ehrlich
Lumière Erich SchneiderProduction Schaubühne am Lehniner Platz – Berlin
Coproduction Théâtre national croate – Zagreb
Avec le soutien du Goethe-Institut et du ministère fédéral des Affaires étrangèresDurée : 4h (entracte compris)
Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris
du 18 au 26 juin 2022
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