Amis de longue date, et tous deux rodés à l’autofiction théâtrale, Gurshad Shaheman et Dany Boudreault ont décidé de faire œuvre de leur relation pour non seulement l’intensifier, mais aussi la partager. Passionnante dans ses enjeux poétiques autant que politiques, l’enquête qu’ils mènent l’un sur l’autre et le texte qu’ils lui consacrent souffrent hélas d’un dispositif qui les dévitalise.
Lorsqu’ils se rencontrent en 2015, ou l’année suivante au bar de la Scène nationale Le Phénix, à moins que ce ne soit dans son hall – en cela, comme en bien d’autres choses, ils n’ont pas les mêmes souvenirs, et aiment à tenir pour valables leurs deux versions –, Gurshad Shaheman et Dany Boudreault savent d’emblée qu’ils seront amenés à se revoir. C’est du moins ce qu’ils racontent huit ans plus tard dans Sur tes traces. Quel que soit son degré de véracité, cette genèse est belle. Loin d’être simplement sentimental, ce qu’ils n’ont aucun problème à assumer, le récit qu’ils font de cette première rencontre témoigne d’une conception commune de l’art. Pour les deux artistes, la formule quelque peu galvaudée selon laquelle l’art est inséparable de la vie doit se concrétiser sous des formes singulières. Si l’amitié qui naît, puis grandit entre l’auteur, metteur en scène et performeur d’origine iranienne et l’auteur et comédien québécois est la matière première de leur spectacle très ouvertement autofictif, elle est loin d’y apparaître sous sa forme brute. Comme ils l’expliquent en prologue, le texte de Sur tes traces est le fruit d’un protocole d’enquête et d’écriture mis en place dans le but d’intensifier le réel, d’augmenter en quelque sorte leur relation. Et c’est encore par un dispositif qu’est partagé le récit.
Cette double mécanique de création et de diffusion est sensée produire pour ses spectateurs une « expérience », l’un des maîtres-mots de la passionnante recherche menée par Gurshad Shaheman depuis sa trilogie autobiographique Pourama Pourama (2015) jusqu’à ses Forteresses (2021). Dans Sur tes traces, tous les filtres placés par les deux amis entre leur amitié concrète et le public sont hélas aussi difficiles à vivre que longs à expliquer. C’est d’ailleurs à travers une sorte d’écran semi-opaque que Gurshad et Dany ont choisi de nous apparaître, vaquant dans un décor très réaliste d’appartement à des activités quotidiennes – l’habillage et la cuisine y tiennent une bonne place – n’entretenant pour la plupart aucun rapport avec le récit. Lequel ne nous parvient pas plus immédiatement que l’image, mais à travers un casque distribué à l’entrée. Et encore, ce texte ne nous arrive pas d’un bloc, mais par parties que l’on peut choisir, à condition que notre appareil le veuille bien – ce qui n’était pas le cas pour tous les spectateurs au soir de la première. En appuyant sur un bouton, on passe d’un narrateur à l’autre. Zappant selon son goût, chacun pourra alors en apprendre plus ou moins de l’un ou l’autre des deux artistes, en même temps que des détails du « pari fou » qu’ils se sont lancé lors d’un voyage à Sarajevo, selon les termes de Dany Boudreault dans le spectacle : « Partir sur les traces de l’autre / Remonter le courant comme les tortues de mer retrouvent la plage de leur naissance / Visiter les lieux et les personnes qui t’ont façonné / Pour qu’elles me racontent ce que tu ne sais pas raconter de toi ».
Peut-être une partition physique et théâtrale plus nourrie aurait-elle permis à Sur tes traces de faire vraiment exister cette ludique et ambitieuse aventure. En l’état, le désir évident des deux créateurs d’échapper aux formes théâtrales traditionnelles débouche plutôt sur des paroles dévitalisées, comme coupées de l’amour et de l’énergie qui les ont fait naître. Les récits du voyage qu’a réalisé Gurshad au Québec et la narration de celui qu’a fait Dany en Turquie – l’Iran ne lui étant pas plus accessible qu’à Gurshad aujourd’hui – sont pourtant aussi riches sur le plan littéraire que sensibles, et même politiques. Car, en s’inventant leur manière à eux d’aller l’un vers l’autre, c’est bien sûr contre une vision dominante opposant strictement Orient et Occident que se dressent le Québécois et l’Iranien. Leurs portraits croisés, où se mêlent témoignages recueillis chez des parents, amis et amants et pensées nées de la visite des différents lieux traversés, opposent à la logique des frontières une poétique de l’entrelacement, de l’analogie permanente. On glisse, par exemple, avec une grande délicatesse de langue et d’analyse, de la guerre entre Iran et Irak, qu’a connue Gurshad alors enfant, à la ferme canadienne où a vécu Dany avant d’en être renvoyé avec sa famille.
L’homosexualité et l’identité queer des deux hommes participent aussi du brouillage des frontières qu’ils pratiquent dans Sur tes traces. Elles forment entre eux un socle commun, loin des modèles normatifs. Le souvenir d’un amour naissant en Iran ou en Turquie répond à un autre qui naît à Montréal. Idem pour les violences que subissent aussi bien Gurshad que Dany en raison de leurs penchants sexuels et identités de genre. Les drames, mais aussi les joies de l’un font écho à ceux de l’autre, et l’on aurait aimé ne pas avoir à choisir lesquels écouter. Au lieu de rassembler les parcours des deux artistes et de tous leurs témoins, qui ne se seraient pas croisés sans l’intervention du théâtre, le dispositif les éloigne et nous en met à distance. Les assignations, les discriminations subies, mais également le bonheur que procurent aussi bien l’art que l’amitié et l’amour qui sont convoqués ici manquent pour s’épanouir au plateau de la dimension rituelle à laquelle nous avait jusque-là habitués Gurshad Shaheman. La cérémonie et la fête éveillent l’imaginaire, comme pourrait tout aussi bien le faire ici un format audio, qui saurait certainement rendre honneur à un texte qui mérite grandement d’être lu et entendu.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Sur tes traces
Texte, mise en scène et interprétation Gurshad Shaheman, Dany Boudreault
Assistant à la mise en scène Renaud Soublière
Création sonore Lucien Gaudion
Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy
Lumières Julie Basse, assistée de Joëlle Leblanc
Dramaturgie Youness Anzane, Maxime Carbonneau
Costumes Bastien Poncelet
Régie générale Pierre-Eric Vives
Interprète de Dany Boudreault en Turquie Saeed Mirzaei
Transcription des témoignages Khadija FadhelProduction La Ligne d’Ombre (France) ; La Messe Basse (Québec)
Production déléguée Les Rencontres à l’échelle – Bancs Publics, structure résidente de la Friche la Belle de Mai
Coproduction FTA – Festival TransAmériques (Montréal), Maison de la Culture d’Amiens, CCAM Scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy, Théâtre Les Tanneurs (Bruxelles), Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles), Le Manège – Scène nationale transfrontalière, Le Quai – Centre dramatique national Angers Pays de la Loire, Théâtre de la Bastille, Festival d’Automne à Paris et Théâtre Prospero (Montréal)
Soutiens DRAC Hauts-de-France – ministère de la Culture, Région Hauts-de-France, Conseil des Arts et des Lettres (Québec), Conseil des Arts du Canada, Fondation Cole, Conseil des Arts de Montréal et Spedidam
Accueil en résidence Le Phénix – Scène nationale Valenciennes pôle européen de créationGurshad Shaheman est artiste associé au Parlement du Théâtre de la Bastille (2024-2027).
Durée : 2h15
Théâtre de la Bastille, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 23 septembre au 4 octobre 2024Théâtre de la Croix Rousse, Lyon
du 9 au 11 octobreThéâtre Prospero, Montréal
du 4 au 22 février 2025Le Manège Maubeuge, Scène nationale transfrontalière
les 29 et 30 avrilCentre culturel Mamer, Luxembourg
le 7 maiLa Criée, Théâtre national de Marseille
du 4 au 6 juin
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