Armée de son langage scénique à nul autre pareil et de son hyper sensibilité aux autres et au monde, l’inclassable Nathalie Béasse a livré, avec velvet, l’un des plus beaux spectacles de l’année passée.
Il est de ces lieux de rendez-vous qui ne doivent rien au hasard. Alors que les cafés des institutions muséales baignent souvent dans une atmosphère qui, à force de modernité, s’en trouve tristement désincarnée, Le Rhodia, abrité par le musée Bourdelle, où, en ce matin de décembre, nous rencontrons Nathalie Béasse, jouit d’une identité particulière. Avec ses murs d’un vert singulier, son parquet chaleureux, ses tables en bois brut et son vieux poêle anachronique, il a l’allure non pas d’un point de passage, mais bien d’une pièce de vie, qu’on croirait tout droit sortie d’une ancienne maison. Celle-là même que Nathalie Béasse parcourt du sol au plancher, de la cave au grenier, spectacle après spectacle, depuis tant d’années ; celle aussi dont elle s’apprête à ouvrir les portes à La Commune d’Aubervilliers.
Baptisé Notre maison, ce « Pavillon » accueillera successivement, entre le 11 et le 22 janvier, sa nouvelle (et sublime) création, velvet, les séances de travail et les restitutions d’un workshop in situ co-piloté avec son fidèle (et talentueux) comédien Clément Goupille et mené avec une quinzaine d’artistes franciliens, le spectacle Et caetera… de ses invités Louise et Denis Mariotte, des présentations de maquettes de créatrices et créateurs émergents, mais aussi la reprise du magnifique, à l’image de son titre, Le bruit des arbres qui tombent, né en 2017. Pour celle qui, bien avant que cela ne devienne une mode – parfois dictée par les contraintes économiques –, chérit depuis toujours la logique de répertoire, cette clôture en forme de réactivation du passé n’a rien d’anecdotique. « Je crois que l’ensemble de mes pièces pourraient tourner indéfiniment, car elles offrent toutes des histoires qui continuent bien après leur création, assure-t-elle, l’oeil nostalgique. L’idée d’arrêter définitivement un spectacle, de le voir mourir en quelque sorte, me fait horreur, et je rêverais de pouvoir, un jour, les présenter tous en même temps dans un immense stade de foot, où les spectatrices et les spectateurs auraient simplement à pousser et à franchir des rideaux pour passer de l’un à l’autre. »
S’intéresser aux évaporations des textes
Aussi pharaonique qu’utopique, ce projet vaut pour l’image parfaitement nette qu’il donne de la façon dont Nathalie Béasse conçoit et construit son oeuvre artistique, comme « une longue phrase entrecoupée de points de suspension, qui se place sur le seuil et s’avance toujours vers ». Évidemment pensés comme des entités autonomes, ses spectacles sont, malgré tout, tous traversés par une série de gimmicks bien visibles – le début du suivant qui fait toujours écho à la fin du précédent, l’omniprésence des rideaux qui changent seulement de couleur de création en création, la mise en valeur d’objets iconoclastes à l’image des animaux empaillés –, mais aussi par une collection de lignes de force plus souterraines, de vecteurs et de « motifs » que l’artiste prend un malin plaisir, « par nécessité », à tenter d’« épuiser ». Parmi eux, figurent, bien sûr, cet humour, parfois inattendu et toujours ravageur, cette mélancolie douce, qui happe et touche au coeur, cette volonté de faire groupe, régulièrement mise à l’épreuve, et ces jeux d’enfants, apparemment anodins, mais quelquefois cruels. « Parfois dignes des cours de récré, ils me permettent de casser la posture de l’adulte, de briser cette contrainte, et de donner l’occasion à ces choses qui débordent de l’humain d’affleurer, de toucher ce point de bascule, précise Nathalie Béasse. À travers eux, il y a aussi des colères qui sont exprimées, petites ou grosses, comme chez les enfants. En les débusquant, j’essaie de voir comment elles se matérialisent, et comment, en tentant de les calmer, on peut évacuer par le corps ces choses qui nous bloquent. »
Car, avant les mots, c’est bien par les corps, les images et les sons qui, assemblés, forment un tout puissamment organique, que l’artiste tisse son art. Si, par le passé, on l’a vue détricoter le Richard III de William Shakespeare dans roses ou s’emparer de L’Homme des bois d’Anton Tchekhov dans nous revivrons, celle qui dit avoir été nourrie autant par la poésie amérindienne que par celle de Gertrude Stein, par Marguerite Duras que par Andreï Tarkovski, par Fellini, Pasolini et Antonioni que par Bergman et les frères Coen, exprime à l’endroit des textes comme un goût de trop peu. « Quand je lis des autrices et des auteurs, même ceux qui me passionnent, comme Shakespeare, Tchekhov, Kae Tempest ou Jon Fosse, tout ce que j’ai envie de dire n’est pas dit, et je n’ai jamais réussi à trouver un auteur qui traduit exactement le fond de mes idées. Alors, plutôt que de prendre une pièce dans sa globalité, avec le risque qu’elle fige ma pensée et mes émotions, je préfère m’intéresser aux évaporations des textes, à leur poésie, à leur musicalité ; j’essaie d’être sensible à leurs slogans, à ces phrases qui m’inspirent plus que d’autres, et que j’utilise ensuite comme une matière à jouer qui, loin d’être centrale, a, à mes yeux, les mêmes propriétés que la terre glaise. »
Le théâtre, un gros coeur qui bat
Et c’est cette « terre » qu’elle s’emploie ensuite à malaxer et à façonner pour lui donner forme, et surtout vie, à l’épreuve du plateau. Considéré autant comme « un terrain de jeu » que comme une « toile blanche », cet espace ne lui sert pas, contrairement à ce que d’aucuns pourraient penser, à s’adonner à une série d’improvisations qui seraient, dans la foulée, mises bout à bout, mais à mettre en scène une collection d’images déjà bien présentes dans son esprit. « Au début de chaque création, ma pensée est très picturale et les costumes, les objets et la musique sont déjà là, précise Nathalie Béasse. Puis, au fur et à mesure du travail et des répétitions, je me laisse traverser et inspirer par les contraintes, les points d’achoppement techniques, et reste très poreuse à tout ce qui m’entoure, prête à ce que la forme influe sur le fond. Je me comporte un peu comme une gamine dans sa salle de jeu, portée par son intuition, par une hyper sensibilité à ce qu’elle peut voir, et je demande à mes interprètes de prendre du plaisir à ne pas tout comprendre, à être dans l’invention, à laisser des choses surgir, à oublier, en définitive, qu’ils sont acteurs. Et c’est ainsi que, parfois, je me surprends moi-même à découvrir des choses à la toute fin de la création d’un spectacle. »
Plus balisé qu’attendu, ce processus accouche le plus souvent, selon notre strict point de vue, de pièces refuges, d’îlots artistiques à ce point en dehors des modes et du monde qu’ils donnent la chance, au moins pour un temps, de s’en échapper, et apposent, au passage, un baume cicatrisant sur les plaies que, par sa violence, il peut occasionner, aussi bien à l’échelle globale qu’individuelle. Lorsque nous lui soumettons (partiellement) cette vision, Nathalie Béasse, entre hyper attention et rêverie en toile de fond, prend un temps, cogite, et n’achète finalement qu’à moitié cette assertion. « Je me sens très à l’écoute du monde, de ses fissures, de ses brèches, et suis très perméable, influencée et inspirée par ce qui s’y passe. Si j’offre un îlot, c’est un îlot de résistance au flot d’informations, à tout ce qui nous impacte ; un espace de suspension pour avoir plus de recul, pour voir au-delà des mots et des images, pour lâcher le mental et être dans l’ici et maintenant, à l’écoute de nos silences et de nos sensations premières. » Et la metteuse en scène d’ajouter : « Pour moi, le théâtre est avant toute chose un gros coeur qui bat et, lors de chaque représentation, je suis dans la salle pour voir comment le public arrive à lâcher prise, ou pas. Avec mon travail, j’essaie toujours de rendre hommage au théâtre, mais également de tisser des liens avec chacune des personnes présentes. »
Des histoires de fidélité
Pour cela, Nathalie Béasse emploie un langage singulier, inclassable, à nul autre pareil, qu’elle « aime plus que tout chercher et inventer », et qui n’est que le reflet de son parcours, où le placement artistique est toujours mouvant, et synonyme de doute, et où, au fil des années, arts plastiques, danse et théâtre se sont imbriqués, jusqu’à devenir indissociables. Fille de parents de la classe ouvrière, la metteuse en scène a, malgré tout, un rapport à l’art « psycho-hérité » de l’un de ses grands-pères qu’elle n’a jamais connu. Fondateur d’une troupe amateur dans un village de la Vienne, l’homme y tenait un bar et y promenait un cinéma ambulant, dont les aventures ont garni les albums de photos de famille et alimenté nombre de récits à la table du déjeuner ou du dîner, jusqu’à « rentrer dans les fibres » de sa petite-fille. Dès l’obtention de son bac littéraire, mention arts plastiques, la jeune femme s’inscrit aux Beaux-Arts d’Angers – où sa compagnie a, encore aujourd’hui, sa base arrière – et devient, en parallèle, une passionnée de cinéma, notamment grâce au Festival Premiers Plans, qui lui donne envie de faire du montage et de la réalisation.
Tandis qu’elle s’adonne à la photographie et réalise quelques films, elle croise la route d’une certaine Marina Abramović à la Haute École d’arts plastiques de Braunschweig, en Allemagne. Partie, en compagnie de deux de ses camarades, pour filmer une performance, elle s’y retrouve finalement embarquée, et revient de cette expérience « secouée, bouleversée et convaincue d’avoir à creuser ce rapport au corps ». Après avoir intégré le Conservatoire à rayonnement régional d’Angers, elle se rend compte qu’elle ne veut pas devenir comédienne et rejoint le groupe ZUR, un collectif qui réunit des scénographes, des performeurs et des cinéastes. « Avec eux, j’ai pu développer un rapport étroit à la présence et à l’installation, mais il me manquait la répétition. Or, j’aime ça, car elle me permet d’affiner mes idées. » Nathalie Béasse se lance alors en solo, et crée son premier spectacle, trop-plein, qui, parce qu’il réunissait quelques musiciens, convainc le directeur du Chabada, une scène angevine de musiques actuelles. « À ma grande surprise, beaucoup de gens sont venus, de la DRAC, du TU-Nantes, et cela a fait boule de neige. »
Celle qui se définit comme une « conceptrice » – « car, si j’aime vraiment diriger, j’aime aussi fondamentalement le décor, les costumes et la musique », précise-t-elle – reçoit alors nombre de soutiens, notamment du monde de la danse, et noue peu à peu des fidélités avec des lieux, comme le TU-Nantes, le Maillon, le Théâtre de la Bastille ou le Quai d’Angers – alors dirigé par Frédéric Bélier-Garcia et Aymar Crosnier qui pilotent aujourd’hui La Commune –, qui lui permettent de créer et de diffuser ses spectacles auprès d’un public de plus en plus large. En parallèle, au gré des ateliers qu’elle anime à intervalles réguliers, en plus de ses actions auprès d’adolescents psychotiques ou de personnes détenues, elle croise la route de comédiennes et comédiens, mais aussi de techniciennes et techniciens, qu’elle entraîne, souvent pour un bon bout de temps, dans ses aventures artistiques. Parmi eux, au-delà de Clément Goupille, devenu son assistant, il est notamment possible de citer Étienne Fague, Éric Gerken, Karim Fatihi ou encore Camille Trophème. Ensemble, ils forment « une famille, une troupe, une tribu », selon les mots de l’artiste. « Davantage que comme des co-concepteurs, je les vois comme mon prolongement, et je tente, pour imaginer, d’être sensible à ce qu’ils sont. À toutes et tous, je dis souvent ‘Laissez-moi rêver sur vous’ et, à chaque création, nous essayons, tous ensemble, d’aller ailleurs. Quand nous créons, nous tentons d’expérimenter cette vibration collective qui, quelque part, relève de l’indicible. » Et qui constitue, plus qu’aucune autre, la pierre angulaire du travail de Nathalie Béasse.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
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