Avec sa nouvelle création, Alice Laloy poursuit sa très singulière recherche sur le corps marionnettique. Aussi impressionnant par sa beauté visuelle que par sa machinerie et la précision de sa partition physique, le jeu vidéo artisanal que l’artiste met au point active une passionnante « mythologie » contemporaine. La manipulation au cœur de nos sociétés y fait l’objet d’une troublante exploration.
Le travail que mène Alice Laloy à la tête de sa compagnie S’appelle Reviens depuis une vingtaine d’années a beau prendre des formes sans cesse nouvelles et étonnantes, il est traversé par une même exigence et une même éthique que l’on peut rapprocher de celle qui est à l’œuvre dans un geste de traduction doublé d’un acte critique. Dans ses créations les plus récentes surtout, comme Ça Dada (2017) ou Pinocchio (live), qui a connu trois versions entre 2019 et 2023, l’artiste fait de sa discipline, la marionnette, le moyen d’une transposition sur la scène de théâtre d’univers portés par d’autres médiums. Dans le premier cas, l’identité contestataire, la fibre râleuse du mouvement artistique et littéraire du XXe siècle s’incarne dans un espace dont les murs ne cessent de s’écrouler, tandis que trois comédiens tentent de le réinventer à grand renfort de peinture, ciseaux et autres outils de plasticiens. Tout en cherchant à inventer une existence théâtrale au mouvement dada, Alice Laloy en interroge les échos avec le présent. Elle questionne la possibilité de pareilles aventures artistiques aujourd’hui, à l’ère de la consommation. De même, en donnant une consistance théâtrale au fameux mythe conçu par Carlo Collodi dans Pinocchio (live), l’artiste propose une lecture puissante des dérives de nos sociétés. Entre le rituel et la chaîne de fabrication, sa performance « renverse » le conte d’origine en donnant à voir la transformation d’enfants en pantins, puis la révolte de ceux-ci et leur retour à la fragile condition humaine.
Après s’être concentrée sur ce qui arrive aux matières et aux êtres manipulés, c’est la manipulation elle-même qu’Alice Laloy dispose au centre du Ring de Katharsy, qui transpose encore au plateau un autre type de création : le jeu vidéo. Une fois de plus, c’est donc comme une sorte d’œuvre seconde, comme le dérivé d’une production antérieure, que se présente la pièce d’Alice Laloy. Ce procédé aurait pu mettre le théâtre à distance du présent, au lieu de quoi il les relie. En exposant très clairement ses sources diverses, et en délimitant son périmètre d’invention à une zone restreinte, l’artiste témoigne d’une conscience aiguë de son époque. Le gris qui frappe d’emblée le regard du spectateur, recouvrant aussi bien le sol que les corps et les visages des interprètes, n’est pas de ceux qui disent le désir d’un retour à un passé plus ou moins fantasmé.
Comme dans certains films d’aujourd’hui ou dans les installations du Belge Op de Beeck, dont Alice Laloy dit s’être inspirée, ce saisissant univers monochrome opère comme le signe de la fiction. Il est aussi la première des très nombreuses inventions que l’artiste utilise pour peupler la distance qui sépare un jeu vidéo d’une pièce de théâtre. Cet interstice est si bien et si densément habité qu’il apparaît vite comme un objet autonome, dont l’originalité est avant tout une affaire de montage, de composition. Fort de ses règles et de son esthétique propres, Le Ring de Katharsy est encore plus qu’un jeu vidéo artisanal : c’est une fable dont le sujet est le jeu, et à travers lui notre temps.
Dès l’entrée en scène de tous les protagonistes, ou plutôt des rouages du jeu, il est clair qu’aucun d’entre eux n’en est le chef ni le narrateur. Les deux joueurs, incarnés par les comédiens et chanteurs Antoine Maitras et Antoine Mermet, ont l’air de deux geeks presque aussi décérébrés que les corps virtuels à travers lesquels ils s’affrontent, soient six avatars interprétés par des circassiens et des danseurs, accompagnés de deux hommes à tout faire et à tout réparer – Coralie Arnoult, Lucille Chalopin, Alberto Díaz, Camille Guillaume, Dominique Joannon, Léonard Martin, Nilda Martinez et Maxime Steffan. L’étrange figure centrale vêtue d’une robe de la même couleur cendre que le reste – la chanteuse-cheffe d’orchestre Marion Tassou – apparaît enfin comme une espèce de chimère faisant corps avec le jeu. L’atmosphère dystopique qu’exhale cette petite communauté organisée par strates rappelle l’ambiance de fin du monde qu’Alice Laloy donnait déjà à son Pinocchio ou qu’elle déployait dans Death breath orchestra (2020). Cet environnement qui déborde sur le spectateur, et en quelque sorte l’inclut, fait implicitement exister une force extérieure aux différents acteurs qui s’active au rythme d’une partie structurée en quatre manches faites chacune de plusieurs parties. On peut imaginer qu’il s’agit du mystérieux Katharsy, dont le nom n’est pas proche pour rien de « catharsis ». Les pulsions qui s’expriment dans ce Ring ne peuvent toutefois être pleinement assimilées à celles que permet d’évacuer la tragédie antique : il est évident que le rituel auquel on assiste est plus un engrenage des violences sociales qu’un exutoire de celles-ci.
L’impressionnante machinerie développée par Alice Laloy et sa très vaste équipe aux compétences multiples nous en convainc. Grâce à un grill d’un genre spécial, des objets du quotidien tombent du ciel à chaque nouvel affrontement et imposent leurs lois aussi bien aux joueurs-zombies qu’aux avatars-contorsionnistes. On devine en effet que les premiers n’ont que l’illusion de manipuler les seconds, ce que ne tardent pas à confirmer quelques dérèglements… Alice Laloy « marionnettise » ainsi l’ensemble du plateau de son Ring, selon un principe qui lui est propre et la rend si singulière dans le monde de la marionnette auquel elle revendique appartenir bien qu’elle n’utilise guère de marionnettes au sens courant du terme. Les avatars du Ring de Katharsy sont les dignes successeurs des Pinocchios de sa précédente création. Avec eux, l’artiste ajoute à son répertoire de nouvelles présences mi-humaines mi-marionnettiques dont les courses, les sauts et les attaques façon automates virtuels troublent autant que leurs regards vides et leurs têtes sans cesse oscillantes. L’extrême précision avec laquelle agissent ces créatures et toutes celles qui les entourent, jusque dans les interstices de chaque match où l’on assiste à la réparation et au remaquillage des avatars, donne au jeu vidéo une dimension « mythologique », au sens de Roland Barthes.
Interprété par des humains autant que par des machines, et surtout par des entités mêlant intimement les deux, le jeu apparaît comme un outil d’une idéologie fondée sur la compétition et la consommation, sans qu’aucun des acteurs n’ait besoin de le formuler. En substituant à l’épique habituel du jeu vidéo un registre très quotidien, voire prosaïque, Alice Laloy nous invite clairement à regarder sa pièce comme un miroir ou un révélateur des fondements de nos sociétés. Les épreuves d’habillage, de click and collect ou encore de tri des déchets que l’artiste orchestre dans son Ring carré instillent aussi beaucoup d’humour dans cette compétition qui peut décidément se laisser aborder sous bien des angles.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Le Ring de Katharsy
Conception et mise en scène Alice Laloy
Avec Coralie Arnoult, Lucille Chalopin, Alberto Diaz, Camille Guillaume, Dominique Joannon, Antoine Maitrias, Léonard Martin, Nilda Martinez, Antoine Mermet, Maxime Steffan, Marion Tassou
Écriture et chorégraphie Alice Laloy en complicité avec l’ensemble de l’équipe artistique
Regard chorégraphique Stéphanie Chêne
Assistanat à la mise en scène Stéphanie Farison
Scénographie Jane Joyet
Lumière César Godefroy
Son Géraldine Foucault
Musique Csaba Palotaï
Recherche, dessin et développement des systèmes de lâchés Christian Hugel
Costumes Alice Laloy, Maya-Lune Thiéblemont, Anne Yarmola
Recherche et développement des accessoires et objets Antonin Bouvret
Renfort construction Julien Joubert
Accessoires et objets Antonin Bouvret
Création graphique et vidéo Maud Guerche
Typographie MisterPixel, Christophe Badani
Assistanat création vidéo Félix Farjas
Regard cascades Anis Messabis
Assistante-stagiaire mise en scène Salomé Baumgartner
Stagiaire costumes Esther Le Bellec
Régie générale Sylvain Liagre en alternance avec Baptiste Douaud
Régie plateau Léonard Martin
Régie lumière en tournée Elisa Millot
Régie son en tournée Géraldine Foucault en alternance avec Arthur Legouhy
Confection des décors Les Ateliers du Théâtre National de Strasbourg (TNS)Production La Compagnie S’Appelle Reviens
Coproduction T2G – CDN de Gennevilliers, Théâtre de L’Union – CDN du Limousin, Théâtre National populaire – CDN de Villeurbanne, Festival d’Automne à Paris, Théâtre National de Strasbourg, La Comédie de Clermont-Ferrand Scène Nationale, ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, Marionnettissimo, Théâtre d’Orléans – Scène Nationale, Le Bateau Feu – Scène nationale Dunkerque, Théâtre Nouvelle Génération – CDN de Lyon, La Rose des Vents – Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, Théâtre Olympia – CDN Tours, Malakoff Scène nationale
Avec le soutien du Fonds SACD / Ministère de la culture Grandes Formes Théâtre et la SPEDIDAM
Avec l’aide du ministère de la CultureLa Compagnie S’Appelle Reviens est conventionnée DRAC et Région Hauts-de-France, Département du Nord et Communauté Urbaine de Dunkerque.
Durée : 1h20
Théâtre National Populaire – TNP, Villeurbanne
du 9 au 19 octobre 2024Le Bateau-Feu – Scène nationale de Dunkerque
le 14 novembreThéâtre national de Strasbourg
du 20 au 29 novembreT2G – Théâtre de Gennevilliers, dans le cadre du Festival d’Automne Paris
du 5 au 16 décembreLa Rose des Vents – Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq
les 9 et 10 janvier 2025Théâtre Olympia – CDN Tours, l’Hectare, les Territoires vendômois – Centre National de la Marionnette & l’Université de Tours
du 26 février au 1er marsMalakoff Scène Nationale, dans le cadre du festival Marto
les 13 et 14 marsThéâtre d’Orléans – Scène nationale
les 20 et 21 marsThéâtre de l’Union, Centre Dramatique National du Limousin, Limoges
les 3 et 4 avrilLa Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale
les 9 et 10 avrilThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie
du 23 au 26 novembre
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