Sous la direction radicale et précise de Jacques Osinski, Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann déploient magnifiquement, et avec une élégance rare, la langue vénéneuse de Marguerite Duras, qui s’emploie à traduire les silences pour mieux sonder les esprits, les coeurs et les âmes.
Tandis que les derniers spectateurs et spectatrices regagnent leur place, Frédéric Leidgens s’avance à pas de loup pour s’installer discrètement dans le public. Stylo entre les mains, mais sans carnet de notes apparent, il s’assoit et s’impose bientôt comme L’Interrogateur de L’Amante anglaise, le premier des nombreux mystères de la pièce de Marguerite Duras. Sans préciser qui il est, ni d’où il parle, il est « ce quelqu’un ou ce quelque chose », comme le désignait Claude Régy, cet homme, mi-enquêteur, mi-psy, mi-envoyé divin, mi-porte-voix de la société, qui ose prendre la parole pour poser des questions, nombreuses et souvent sèches comme un coup de trique. « Je ne suis pas là pour vous interroger sur les faits, comme vous le savez, mais sur le fond », ne tarde-t-il pas à préciser au bien nommé Pierre Lannes. Cet individu n’est pas venu pour juger, mais pour tenter de comprendre, pour trouver les pièces manquantes d’un puzzle touffu afin de le reconstituer, pour dégoter « la bonne question » qui permettrait d’y voir plus clair. À la manière de Duras elle-même, il est un passeur, un accoucheur, qui cherche non pas la vérité, mais la lumière, celle qui pourrait disperser les zones d’ombre, éclairer les bas-fonds et percer la citadelle mentale de Claire. Pour cela, il compte bien utiliser le pouvoir du théâtre comme remède aux insuffisances de la justice des Hommes, car, comme le dit Jacques Osinski qui s’empare aujourd’hui de cette pièce : « Au tribunal, on n’écoute pas. Au théâtre, si. Et c’est toute l’ambivalence de l’humanité que l’on peut alors saisir. »
Cette ambivalence, c’est aussi, et peut-être même avant tout, celle de Claire, cette femme, apparemment bien sous tous rapports, qui, une nuit, à « quatre heures du matin », est descendue à la cave de son pavillon de Viorne pour assassiner le plus discrètement possible sa cousine sourde et muette, Marie-Thérèse Bousquet, qui vivait chez elle, faisait la cuisine et entretenait son logis. À la suite de ce meurtre, qu’elle a reconnu sans peine, Claire Lannes a découpé le corps de sa victime en plusieurs morceaux, puis les a précipités, les uns après les autres – à l’exception d’un seul, la tête –, du haut du pont de la Montagne Pavée pour les faire atterrir dans les wagons de différents trains de marchandises. À ce triple geste – le crime, la dispersion du corps et la reconnaissance spontanée –, la quinquagénaire n’a jusqu’ici, y compris devant ses juges, donné aucune motivation, ou plutôt n’a pu en fournir aucune. Insuffisamment écoutée, elle paraît bloquée en elle-même, involontairement coincée dans sa propre folie, que L’Interrogateur va tenter de fracturer en la passant, tout comme son mari, Pierre, sous le feu roulant de ses questions. Cette histoire, pour le moins sordide, Marguerite Duras ne la sort pas de sa seule imagination. Elle est en réalité la variante d’un fait divers bien réel, de l’affaire Amélie Rabilloud, qui, en 1949, peu avant Noël, à tuer puis dépecer son mari qui la tyrannisait. À partir des comptes-rendus d’audiences du procès qui s’est tenu trois ans plus tard, l’autrice a écrit une première pièce, Les viaducs de Seine-et-Oise, et, mécontente de son texte, y est revenue sept ans après à travers un roman, L’Amante anglaise, qu’elle a ensuite décliné sous une forme théâtrale.
Au long de ce double duo-duel, la figure de Marie-Thérèse Bousquet, inventée de toutes pièces par Duras, apparaît alors comme la victime expiatoire d’un couple qui se déteste, où l’amour a disparu, si tant est qu’il n’ait jamais existé – « L’on peut penser qu’en tuant la sourde muette, c’est tout ce qu’elle ne peut dire que Claire tue », s’essaie d’ailleurs Jacques Osinski dans sa note d’intention. Lui ne cesse de la tromper, comme « tous les hommes » l’auraient fait, la décrit comme une idiote qui, à la lecture en bonne et due forme du journal, préfère les « petits illustrés pour les enfants », qui « ne voyait pas l’intérêt d’apprendre », voire « ne savait pas apprendre », et la dépeint volontiers comme une « folle depuis toujours » ; elle rêve encore de cet « agent de Cahors » qu’elle a passionnément aimé dans sa jeunesse, et dit de son mari, dans l’une de ses formules durassiennes par excellence, qu’il « est trop intelligent pour l’intelligence qu’il a ». Avec ces bribes jetées en pâture à L’Interrogateur, l’autrice dessine une série de points qui, une fois reliés, forme une constellation de haines recuites, une toile d’araignée qui a piégé Marie-Thérèse Bousquet, mais dresse aussi une critique en règle de la bourgeoisie. Avec leur pingrerie – si Pierre a fait venir Marie-Thérèse, c’est, avant tout, selon sa femme, « parce que ça ne coûtait rien » –, leur obsession pour la propreté qu’ils ne sont pas capables d’assurer eux-mêmes, et le mépris qu’ils ont pour celle qui est devenue leur employée de maison – ce « petit boeuf », trop « grosse », trop « folle » et tout juste bonne à se faire trousser par des Portugais –, Claire et surtout Pierre incarnent ces bourgeois par excellence, réfugiés derrière une façade dorée qui masque mal leur triste vie et leur petitesse d’âme, et que le meurtre va permettre de fissurer.
Privé de décor et de costumes, selon les voeux de Duras, Jacques Osinski se sert des éléments naturels du théâtre pour figurer le caractère à fronts renversés de ces prises de parole : assis sur une stricte chaise en bois, Pierre apparaît à l’avant-scène, piégé par le rideau de fer descendu derrière lui, symbole de cette parole corsetée, trompeuse, faite de réponses souvent courtes, voire allusives, qui tranchent avec sa volonté affichée de répondre à L’Interrogateur ; par un contraste saisissant, Claire est installée sur cette même chaise, mais sur le plateau totalement nu, dont l’immensité traduit la profonde tentative d’ouverture de cette femme qui, jusqu’ici, était restée cadenassée en elle-même. Au moyen de cette approche scénique radicale, frontale, et tout entière au service du texte, le metteur en scène prend le temps de déployer la langue vénéneuse de Duras, de débusquer les balles traçantes et l’humour souvent cruel qu’elle renferme sous ses atours du quotidien, pour extraire, et faire clairement entendre, le meilleur de chaque réponse et de chaque question. Grâce à ce travail minutieux, émerge toute la fascination que l’autrice pouvait avoir pour le mystère, et surtout la folie, de cette femme, qui, telle Ophélie dans Hamlet, fait voler en éclats les apparences et compromet la prétendue bonne marche de la société.
D’autant que, sous la direction précise de Jacques Osinski, Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann forment un trio de choc, capable, comme peu d’autres, d’accrocher l’oreille. Grâce à leur talent, qui n’était plus à démontrer, ils rendent les deux échanges successifs, transformés en performances de plus d’une heure chacun, quasi hypnotiques, et l’on se retrouve pendu à leurs lèvres, dans l’attente de cette « bonne question » et de cette bonne réponse qui paraissent ne jamais pouvoir advenir. Toujours habité par son étrangeté naturelle et sa diction si particulière, Frédéric Leidgens se plaît à cultiver le mystère de L’Interrogateur, à faire reluire sa dimension mécanique et méthodique (quasiment) imperturbable ; pendant que, face à lui, Grégoire Oestermann brille dans le rôle d’un Pierre trop doucereux pour être honnête, et Sandrine Bonnaire campe une sublime, forcément sublime, Claire L., tout en colère et en force rentrées, qui peine à dissimuler ses fissures enfouies, mais non colmatées. Ensemble, autant que chacun à leur endroit, ils font alors de L’Amante anglaise un marigot sans concession qui s’emploie à traduire les silences pour mieux écouter les esprits, les coeurs et les âmes.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’Amante anglaise
de Marguerite Duras (Éditions Gallimard)
Mise en scène Jacques Osinski
Avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oestermann, et la voix de Denis Lavant
Lumières Catherine Verheyde
Costumes Hélène Kritikos
Dramaturgie Marie Potonet
Musique Das alte Jahr vergangen ist BWV 614, Jean-Sébastien Bach
Transcription Gyorgy Kurtág et interprétation Marta et Gyorgy KurtágProduction Théâtre de l’Atelier ; Compagnie L’Aurore Boréale
Coproduction Théâtre Montansier / Versailles ; Châteauvallon-Liberté, Scène nationaleLa Compagnie L’Aurore Boréale est conventionnée par la DRAC Île-de-France.
Durée : 2h15
Théâtre de l’Atelier, Paris
du 19 octobre au 31 décembre 2024Théâtre Montansier, Versailles
du 9 au 11 janvier 2025TAP, Poitiers, avec les ATP
le 14 janvierChâteauvallon-Liberté, Scène nationale, Toulon
les 16 et 17 janvierLes Franciscaines, Deauville
le 8 février
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !