Revoir « La Mouette », et puis vivre !
Elsa Granat fait trembler les murs de la Comédie-Française avec une version augmentée de La Mouette qui appelle en son sein un riche héritage théâtral pour mieux lui tordre le cou, fendre la carapace et, à coups de hache, créer des brèches nouvelles. Un bouleversement.
Au fil de son compagnonnage avec les classiques du répertoire, Elsa Granat s’est lancée dans une passionnante entreprise d’adaptations très personnelles. De Shakespeare (King Lear Syndrome ou les mal élevés d’après Le Roi Lear, Les Grands Sensibles d’après Roméo et Juliette et Hamlet) à Ibsen (Nora Nora Nora ! De l’influence des épouses sur les chefs-d’œuvre d’après Une Maison de poupée), elle a une façon bien à elle d’embrasser des textes qui nous préexistent en leur faisant suer leurs tripes et cracher leurs nerfs, dans un corps-à-corps percutant avec sa langue à elle, trempée dans sa chair de femme, d’artiste, de mère, autant que dans notre époque en grand écart entre perte de (bon) sens et éveil des consciences.
Un parcours de mise en scène plein d’audace et de panache, de sentiments en grands et d’intelligence fine, traversé de tensions explosives, de liens impossibles, d’amours féroces et de colères sismiques, de joies éruptives et de parentés compliquées. Les spectacles d’Elsa Granat ont la puissance déflagratoire des claques qui réveillent, secouent d’un long sommeil, ouvrent les yeux avec fracas. Une Mouette ne déroge pas au cataclysme. Pour la première fois, la metteuse en scène s’oriente vers Tchekhov, elle qui jouait une Anna Petrovna charismatique et défaite dans le Platonov de Benjamin Porée il y a plus d’une dizaine d’années – c’était aux Ateliers Berthier. Pour la première fois, elle colle bien plus qu’à ses habitudes au texte original, mais l’augmente d’un prologue et d’un épilogue de son cru. Pour la première fois, elle est à la Comédie-Française, forte de la confiance d’Eric Ruf, qui lui offre la salle Richelieu, la grande, la majestueuse, l’historique. Et sa troupe lumineuse.
De quoi plier sous le poids des siècles et des dorures, des rideaux de velours et des fantômes encombrants, mais courber l’échine, non merci. Elsa Granat en fait ses alliés, elle les détourne avec l’humour dont elle ne se dépare jamais et qui vient faire contrepoint aux blessures qu’elle affronte de pièce en pièce, aux tourments qu’elle explore, aux conflits qu’elle dépèce. Elle se drape dans les oripeaux du théâtre pour y puiser sa force et sa filiation, tout en affirmant dans le même élan qu’elle fait sécession. Son théâtre à elle ne supporte pas la poussière, il est bien trop vivant pour que le moindre grain puisse y faire son nid. Ce théâtre-là est bien d’aujourd’hui, il regarde droit devant et pourtant tous les mots de Tchekhov y sont. Tous les personnages. Toutes les relations. Toutes les situations. Et l’accélération qui les précipite toutes et tous vers leur drame.
Au commencement était le noir. La nuit noire du théâtre, néant d’où tout advient, tous les possibles, toutes les histoires ; puis, une actrice se découpe dans l’obscurité, semble en émaner. C’est une star, c’est Arkadina, c’est Marina Hands, c’est une femme, amoureuse de l’art, qui a voué sa vie aux planches, qui brille et brûle à travers et par le regard du public. Mais c’est aussi une mère, encombrée dans ce rôle étouffant qui l’oblige et lui pèse. Elle est la clef de voûte de ce spectacle qui en fait la véritable héroïne tragique de la pièce. Elsa Granat, dans sa réécriture, donne accès à son passé, quand, jeune mère précaire, elle enchaînait les auditions pour décrocher n’importe quel rôle pour subsister. Treplev, son fils, alors nourrisson s’égosillant à pleins poumons, est observé par Treplev adulte errant dans sa réminiscence d’une enfance en manque quand, petit garçon, il réclamait sa maman, trop souvent absente. Avec ce préambule, qui confronte d’emblée au lien filial en souffrance autant qu’à la mise en abyme du théâtre dans le théâtre, on entre de plain-pied, par le biais de deux directions dramaturgiques, dans les ressorts principaux de l’œuvre.
Et c’est comme si la fameuse scène du monologue théâtral de Nina venait contaminer toute la représentation. Shakespeare, dont le Hamlet n’est pas sans résonance avec l’intrigue de La Mouette, se glisse encore, complice récurrent de la metteuse en scène, et l’on y entend également une autre scène mythique de son théâtre, des bribes échappées du Songe d’une nuit d’été. Car ce spectacle défie le théâtre et sa part dévorante autant qu’il l’avale dans ce lieu-cathédrale, lui et ses références. La musique et la bande-son apportent aussi leur lot d’immersions et d’ouvertures. Janis Joplin côtoie Vivaldi, Scarlatti ou Haendel, les moustiques de l’été nous agacent les oreilles, une pulsation cardiaque anxiogène bat la mesure du destin en son point de bascule. L’apocalypse semble flirter avec le farniente d’une partie de campagne en transats. Et lorsque l’orage inonde la salle de ses assauts de foudre lumineuse, la scène comme un gouffre, un trou noir en face, le public redevient le cœur palpitant du dispositif, le regard tourné vers l’abysse.
Une Mouette est un spectacle sur la maternité écartelée autant que sur la filiation douloureuse, sur le théâtre et l’écriture comme sacerdoce et sacrifice. Arkadina ne sait pas vivre autrement qu’en travaillant son art sans relâche. Trigorine ne sait pas faire autrement que ponctionner le réel pour nourrir la bête affamée de l’écriture. Marina Hands et Loïc Corbery forment ce couple névrotique d’insatisfaits chroniques avec une sincérité déchirante. Comme s’ils rendaient justice à leurs personnages sans esquiver leurs tares et leurs torts. Julien Frison est un Treplev habité et ardent, Adeline d’Hermy redonne à Nina sa naïve jeunesse et sa simplicité de fille de paysan, Julie Sicard est une Macha qui se débat à chaque seconde entre l’amour et le désespoir. Même les seconds rôles sont épatants et chargés d’humanité (Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Birane Ba, Dominique Parent). Quant aux deux interprètes, membres de l’Académie de la Comédie-Française, Blanche Sottou et Édouard Blaimont, malgré leurs rôles en arrière-plan, ils réussissent la gageure d’exister pleinement.
Cette Mouette est renversante, aussi solaire que ténébreuse, parcourue de désirs puissants qui activent les êtres les uns contre les autres (dans les deux sens opposés du terme). Arkadina en est l’épicentre, celle qui trace sa voie d’artiste en dépit de la maternité, qui n’a jamais cédé un centimètre de sa liberté. Elle le paiera très cher cependant, mais est-elle seulement fautive ? Le théâtre d’Elsa Granat n’est pas psychologique, encore moins illustratif. Il se faufile dans nos mondes inconscients, nos monstres et nos élans, nos pulsions vitales et destructrices. Organique, d’une intensité folle, il réactive des œuvres du passé à l’aune de ce que nous sommes devenus. L’héritage percute le présent dans une esthétique du choc qui ne laisse personne indemne, ni les personnages ni les spectateur·rices. La scénographie s’en fait le reflet. Superbe création de Suzanne Barbaud, en métamorphose permanente, elle émerge de la boîte noire, tisse sa toile de rideaux de théâtre et de paysages peints, de trompe-l’œil et de brume pour s’achever dans un décor d’intérieur avec lit médicalisé et vue sur le lac, tandis que les costumes de Marion Moinet s’intègrent à merveille dans l’ensemble. Mention spéciale à la robe bouffante d’Arkadina, portée sur un pantalon léger, s’ouvrant en son centre, comme pour mieux, sous les artifices et les apparats de l’actrice-diva, laisser apparaître ce qu’elle a dans le ventre et la réalité nue.
La pièce de Tchekhov est un chef-d’œuvre, voilà pourquoi on ne s’en lasse pas. Elle revient dans une vie de critique à intervalles plus ou moins réguliers, est sans cesse montée, mais on ne s’y ennuie jamais. Car à chaque âge de l’existence, on l’entend différemment. Dans notre tête défilent les versions de Luc Bondy, Mickaël Serre, Thomas Ostermeier, Christian Benedetti ou encore d’Arthur Nauzyciel. Celle d’Elsa Granat vient bousculer l’ordre (masculin) des choses, éclairer les personnages féminins d’un ciel neuf. Elle fera date dans l’Histoire du théâtre après avoir marqué le public dans le présent de la salle. « Ils se ressaisiront », affirme la fin, qui invite à croire à de nouveaux possibles malgré le carnage général. À l’accalmie, après l’orage.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Une Mouette
d’après Anton Tchekhov
Adaptation et mise en scène Elsa Granat
Traduction André Markowicz, Françoise Morvan
Avec Julie Sicard, Loïc Corbery, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Adeline d’Hermy, Julien Frison, Marina Hands, Birane Ba, Dominique Parent, Édouard Blaimont et Blanche Sottou de l’Académie de la Comédie-Française, et Abel Bravard, en alternance avec Noam Butel, Sandro Butel, Gabrielle Christophorov, Marcus Grau, Jeanne Mitre Robin, Suzanne Morgensztern, Olympe Renard
Dramaturgie Laure Grisinger
Scénographie Suzanne Barbaud
Costumes Marion Moinet
Lumières Vera Martins
Son John M. Warts
Conseil à la dramaturgie Jean-Michel Potiron
Assistanat à la mise en scène Laurence Kélépikis
Assistanat à la mise en scène Aristeo Tordesillas
Assistanat à la scénographie Anaïs Levieil
Assistanat aux costumes Aurélia Bonaque FerratDurée : 2h30
Comédie-Française, salle Richelieu, Paris
du 11 avril au 15 juillet 2025
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