Avec Le Ciel, la Nuit et la Fête, audacieuse traversée du Tartuffe, de Dom Juan et de Psyché, la belle troupe venue de Fontaine-Guérin s’est imposée comme l’incroyable découverte de la 75e édition du Festival d’Avignon. Alternant les registres et les styles, du classicisme au néo-baroque queer, ils prouvent qu’ils savent tout faire, avec une énergie, une pertinence et une finesse rares.
Il est de ces spectacles qui saisissent pile à l’endroit où on ne les attendait pas. Présenté comme le chantre d’un « théâtre du pauvre profondément inspiré de Jean Vilar », le Nouveau Théâtre Populaire devait a priori proposer une soirée théâtrale on-ne-peut-plus classique, organisée autour de trois pièces-phares de Molière, Le Tartuffe, Dom Juan et Psyché. Assis dans les gradins bi-frontaux de la Cour Minérale de l’Université d’Avignon, les spectateurs ne paraissaient d’ailleurs pas surpris lorsqu’ils ont vu débarquer, à 19 heures presque tapantes, une horde de comédiens en costumes d’époque, version plus sombre que flamboyante, avec deux portes, une table et une urne pour unique décor, et une double couche de planches en bois pour unique support. Ils ne pensaient alors probablement pas, près de sept heures plus tard, se lever comme un seul homme, chauffés à blanc par une fin d’odyssée ultra-festive, électrisés par l’improbable traversée qu’ils venaient de vivre, en passant par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel théâtral.
Depuis sa base arrière de Fontaine-Guérin, où elle organise chaque année, depuis 2009, un festival de théâtre en plein air, la troupe du Nouveau Théâtre Populaire a patiemment, doctement, savamment labouré l’oeuvre de Molière comme on ne le fait plus, ou très rarement. Déjà coutumiers de Brecht, Claudel, Corneille, Feydeau et Shakespeare, ses dix-huit membres – technicien et administratrice compris – ont voulu affronter ce monument par la face nord et prouver qu’il était soluble dans n’importe quelle atmosphère scénique. Respectivement confiés à trois metteurs en scène volants – comme le veut l’alinéa 3 de leur manifeste : « N’importe quel membre de la troupe peut être metteur en scène » –, Léo Cohen-Paperman, Emilien Diard-Detoeuf et Julien Romelard, Le Tartuffe, Dom Juan et Psyché prennent, sous leur houlette, des atours à la fois singuliers et interconnectés : classique en diable pour le premier, contemporain pour le second, néo-baroque queer pour le dernier. Comme si, à lui seul, ce triptyque organisait un long périple à travers tous les âges et styles de théâtre.
Et elle est là, et bien là, la prouesse de cette belle troupe, dans cette maîtrise incroyable de fluidité – comme en témoigne ce « décor », économe à souhait, qui se déploie à mesure que le spectacle chemine, de simple gradin dans Le Tartuffe à des podiums dignes d’une boîte de nuit dans Psyché – et d’intelligence entre des registres qui, à première vue, n’ont pas grand chose à voir entre eux, sans jamais, ô grand jamais, perdre Molière, et son potentiel comique, de vue. Un peu ratiboisées, voire résolument adaptée pour Psyché, leurs versions s’imposent comme des modèles de pertinence et de finesse. Par trois fois, ils font montre de leur travail de lecture d’une remarquable précision, et surtout de leur soucis du moindre détail. De la cravate de travers de Sganarelle – qui, avant même son entrée en scène, parait avoir été martyrisé par Don Juan – à l’érythème facial de Tartuffe – qui transpire la vilénie par tous les pores –, en passant par chacun des costumes des Dieux de l’Olympe comme emportés dans une délirante bacchanale, tout est prétexte à interprétation, toujours hautement signifiante, jamais gratuite, parfois nouvelle, y compris le travail sonore qui, à intervalles réguliers, par des scansions sourdes, transforme Le Tartuffe en cloaque fermé à double tour et Dom Juan en périple sous très haute surveillance.
A l’avenant, le jeu de la troupe, porté une énergie délirante, se révèle d’une impressionnante minutie, et comme la pierre angulaire, à la manière de Jean Vilar, de leur mécanique théâtrale. Sur chacun des personnages, les comédiens apposent leur patte, jusqu’à leur offrir, à tous, une individualité et une consistance peu banales, notamment pour les seconds rôles, sans toutefois oublier le sens du collectif où ils puisent une bonne partie de leur carburant scénique. A ce titre, citons notamment Valentin Boraud, époustouflant Sganarelle, Elsa Grzeszcak, hilarante Dorine, ou encore Morgane Nairaud, belle Psyché. Alors, au sortir de l’aventure Le Ciel, la Nuit, la Fête, force est de constater qu’une double promesse a été tenue : celle du titre, bien sûr, grâce à cette célébration de Molière qui a enflammé la nuit et le ciel étoilé d’Avignon ; mais aussi celle de ce collectif iconoclaste qui tient à mettre le théâtre à la portée du plus grand nombre. A observer le ravissement des spectateurs, il est aisé de dire que, du néophyte au plus confirmé, chacun a pu y trouver son compte, grâce à ce savant dosage entre intelligence, folie et audace.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Ciel, la Nuit et la Fête
(Le Tartuffe, Dom Juan, Psyché)
Texte Molière
Mise en scène Le Tartuffe Léo Cohen-Paperman
Mise en scène Dom Juan Emilien Diard-Detœuf
Adaptation et mise en scène Psyché Julien Romelard
Conception et mise en scène Grand Siècle (radio) Frédéric Jessua
Avec Pauline Bolcatto, Valentin Boraud, Julien Campani, Philippe Canales, Baptiste Chabauty, Léo Cohen-Paperman, Emilien Diard-Detœuf, Clovis Fouin, Elsa Grzeszczak, Lazare Herson-Macarel, Frédéric Jessua, Morgane Nairaud, Antoine Philippot, Loïc Riewer, Julien Romelard, Claire Sermonne, Sacha Todorov
Scénographie Anne-Sophie Grac
Costumes Zoé Lenglare, Manon Naudet
Lumière Thomas Chrétien
Musique Bravo Baptiste
Son Lucas Lelièvre
Collaboration artistique Lola LucasProduction Nouveau Théâtre Populaire
Coproduction Festival d’Avignon, Le Quai – Centre dramatique national d’Angers, Centre dramatique national de Tours – Théâtre Olympia, CCAS, Association des amis du Nouveau Théâtre Populaire, Théâtre de Chartres, Centquatre-Paris, Mécènes et Loire
Avec le soutien des Tréteaux de France Centre dramatique national et pour la 75e édition du Festival d’Avignon : Spedidam
Avec l’aide à la création de la Région Pays-de-la-Loire et la participation du Jeune Théâtre NationalDurée : 6h30 (entractes compris)
Vu en juillet 2021 dans le cadre du Festival d’Avignon
La Commune, CDN d’Aubervilliers
du 5 au 8 février 2025
Cet article si bien écrit, si fin offre une vision extrêmement juste de ce NTP fabuleux ! Merci à l’auteur et au NTP pour ce bonheur !