À la Comédie-Française, le metteur en scène anversois étouffe le talent de la troupe et la pertinence du roman de Dostoïevski avec un dispositif technique discutable à bien des égards.
On avait quitté Les Démons en compagnie de Sylvain Creuzevault. Pris dans son « cycle Dostoïevski » – dont il présentera bientôt, après L’Adolescent et la parabole du Grand Inquisiteur, Les Frères Karamazov au Théâtre de l’Odéon –, le turbulent metteur en scène en avait extrait la substantifique moelle, celle qui permet de suivre, de comprendre et d’admirer les lignes de force du système de pensée dostoïevskien. Avec sa fougue habituelle, alimentée par son obsédante passion pour les idées, il avait réalisé un travail d’appropriation colossal et installé ses comédiens au centre de tout pour montrer la fureur, et l’amère ironie, de l’auteur russe, en guerre ouverte contre le nihilisme révolutionnaire et le socialisme rampant qui menaçaient, à ses yeux, la Russie de la seconde moitié du XIXe siècle. Tout l’inverse, en somme, de l’adaptation qu’en livre Guy Cassiers sur la plateau de la salle Richelieu de la Comédie-Française.
Le metteur en scène anversois n’a placé ni le texte, ni la pensée, ni le jeu au cœur de son adaptation. Il leur a préféré un dispositif technique, hautement sophistiqué, au service duquel il met toutes les composantes qui font traditionnellement le sel de l’art théâtral, jusqu’à les vampiriser, à la manière de ces machines qui, dans les pires films de science-fiction, annihilent l’humain. Particulièrement lourd à manœuvrer, il repose, pour une large partie, sur un ensemble de trois panneaux amovibles suspendus au-dessus du plateau. Support des projections vidéo, à la qualité esthétique toute relative, de Bram Delafonteyne, qui, d’une véranda à une maison incendiée, servent à passer, un peu trop facilement, de lieu en lieu, ils sont avant tout utilisés pour retransmettre les images des comédiens, filmés en direct, par trois caméras fixes. Le détail a son importance car il scinde le rendu vidéo en trois tableaux, à la manière d’un triptyque, chacun focalisé sur un fragment de la scène qui se joue en-dessous. La cohérence se trouve alors bien davantage à l’image que sur le plateau, où les comédiens se retrouvent à parler dans le vide, voire en se tournant le dos, pour satisfaire aux impératifs de la réalisation filmique.
Là, où, dans les meilleures alliances entre théâtre et cinéma, l’un et l’autre s’augmentent mutuellement, la vidéo, ici, dévore l’art dramatique, l’aspire, et le fige. Surtout, elle enferme chaque acteur dans une bulle qui brise la dynamique naturelle de la scène. Si cette logique peut se comprendre conceptuellement, et même s’inscrire en pleine cohérence avec l’œuvre de Dostoïevski où les personnages sont condamnés dans leur solitude et roulent, avant toute chose, pour eux-mêmes, le rendu se révèle plus que discutable. D’un point de vue purement technique, cette audace scénographique a bien quelque chose de bluffant dans sa façon d’assembler, avec le soutien de six comédiens de l’académie de la Comédie-Française qui viennent en aide aux acteurs de la troupe pour leur permettre de trouver le placement juste, les pièces d’un puzzle vidéo, mais son intérêt s’arrête là, et elle paraît, en définitive, coûter plus cher qu’elle ne rapporte. L’impression d’artificialité qu’elle renvoie exclut au lieu d’inclure, son esthétique est assez laide malgré la débauche de moyens, et son principe même n’apporte rien, voire affaiblit le texte qui, au lieu d’apparaître bouillonnant, se révèle souvent plat, fade et froid.
Pourtant, l’adaptation limpide d’Erwin Mortier aurait mérité d’être mieux servie. Malgré son côté édulcoré – d’aucuns diront « Canada Dry » –, imposé par le temps compté, et la trop grande linéarité d’une construction dramaturgique en enfilade de courtes séquences, elle met à la portée de chacun l’essentiel des Démons et des thèmes qui obsèdent Dostoïevski, en écho curieux et inquiétant avec notre temps. De leur côté, les comédiens-français font ce qu’ils peuvent pour aller plus loin que la « simple » satisfaction des contraintes techniques, qui mobilisent la plupart de leurs forces, mais, exceptions faites de Suliane Brahim, captivante en Maria possédée, et, dans une moindre mesure, de Christophe Montenez, troublant Nikolaï aux mille facettes, tous échouent largement. A l’impossible nul n’étant tenu, ils n’émergent véritablement que dans les rares moments où Cassiers les débarrasse de son carcan et où ils peuvent, alors, davantage se concentrer sur leur jeu. Sauf que, là encore, ils ne paraissent, dans leur immense majorité, pas assez bien dirigés par le metteur en scène belge qui, sans doute obnubilé par la réussite de son ambitieux dispositif scénique, en a oublié ce qui fait le fondement même d’un bon spectacle et permet, tout simplement, de dépasser le stade de l’exercice de style.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Démons
d’après Fiodor Dostoïevski
Mise en scène Guy Cassiers
Avec Alexandre Pavloff, Christian Gonon, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Suliane Brahim, Jérémy Lopez, Christophe Montenez, Dominique Blanc, Jennifer Decker, Clément Bresson, Claïna Clavaron, et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française Vianney Arcel, Robin Azéma, Jérémy Berthoud, Héloïse Cholley, Fanny Jouffroy, Emma Laristan
Adaptation Erwin Mortier
Traduction Marie Hooghe
Dramaturgie Erwin Jans
Scénographie et costumes Tim Van Steenbergen
Lumières Fabiana Piccioli
Vidéo Bram Delafonteyne
Son Jeroen Kenens
Assistanat à la mise en scène Stéphanie Leclercq
Assistanat à la scénographie Clémence Bezat
Assistanat aux costumes Anna Rizza
Assistanat aux lumières François ThouretDurée : 2h30
Comédie-Française, Salle Richelieu
du 22 septembre 2021 au 16 janvier 2022
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