Le Festival d’Avignon 2024, qui referme ses portes dimanche 21 juillet, a souvent semblé, au long des trois semaines qui s’achèvent, tirer à hue et à dia. Tandis que les artistes présents dans la Cour d’honneur, tout comme la langue espagnole, n’ont pas toujours fait florès, son salut vient, pour l’essentiel, des créateurs français.
En voulant « chercher les mots », selon l’objectif fixé par son directeur, Tiago Rodrigues, le 78e Festival d’Avignon, qui referme ses portes ce dimanche 21 juillet, aura finalement débouché sur une étonnante série de paradoxes. Reflet de la diversité de la création théâtrale, la programmation, alléchante sur le papier, a, à l’épreuve des planches, donné la curieuse sensation de tirer à hue et à dia. Elle a alterné les premières fois, parfois sublimes, et les retrouvailles, souvent manquées, a lutté contre la violence du monde autant qu’elle l’a régurgitée, a paru davantage obnubilée par la vieillesse et les animaux – dindes, dindon, chien, cheval, albatros en peluche… – que par la fougue de la jeunesse, et a, sous les discours officiels d’ouverture sur le monde et d’accessibilité, donné, de temps à autre, l’image d’un art dramatique hors d’atteinte et replié sur lui-même. Comme si l’iconique manifestation, en dépit de son statut plus privilégié que celui d’autres, ne pouvait pas échapper aux inquiétudes qui traversent actuellement le monde du théâtre ; comme si les souffrances économiques présentes et, sans doute, à venir la poussaient à adopter une position artistique défensive ; comme si l’omniprésence de la finitude – des corps, du désir, du monde, des existences – traduisait, en creux, une peur des créateurs, désormais bien conscients qu’ils sont mortels.
Curieuse donc, forcément curieuse 78e édition du Festival d’Avignon qui n’a pas échappé aux effets de bord des contextes politique et sportif. Déjà anticipé d’une semaine par rapport au calendrier habituel à cause de l’organisation des Jeux olympiques, ce cru 2024 a également été percuté par la dissolution de l’Assemblée nationale et la tenue des élections législatives. Tandis que, durant l’entre-deux tours, Tiago Rodrigues a souhaité organiser une « Nuit d’Avignon » pour, à son échelle, participer au barrage contre l’extrême droite, les rues de la Cité des papes paraissaient bien vides, et inquiètes, durant les premiers jours, et il aura fallu attendre que l’essentiel des structures du Off entrent dans la danse, mercredi 3 juillet, mais aussi le début des vacances scolaires, 48 heures plus tard, pour les voir peu à peu se remplir et s’animer. Une impression corroborée par les chiffres finaux de fréquentation. Si cette 78e édition est loin de la catastrophe industrielle et reste un indubitable succès avec un taux de remplissage qui « s’annonce au-dessus des 90% », selon les prévisions de Tiago Rodrigues livrées vendredi 19 juillet au micro de France Inter, il se situe « quelques points au-dessous de ce qu’on prévoyait il y a un mois, avant l’annonce de la dissolution », reconnaît le directeur, et surtout des 94% de fréquentation affichés en 2023.
La Cour d’honneur, un chaudron à haut risque
Il faut dire que, dès l’ouverture, cette 78e édition a paru faire le gros dos, et a pu impressionner son monde. Alors que, à l’occasion de la première d’Absalon, Absalon ! créé par Séverine Chavrier, aussi captivant scénographiquement que difficilement accessible pour les spectatrices et spectateurs étrangers au monde de Faulkner, un dindon a voulu en découdre avec le public, Angélica Liddell, quelques heures plus tard, s’en est, quant à elle, violemment pris à la critique dans une embardée regrettable au vu non pas de la stricte dénonciation opérée, qui relève de la liberté de création et d’expression, mais des insultes proférées, qui relèvent du Code pénal. Au-delà de cette polémique, la performeuse espagnole a paru à la peine pour ses premiers pas dans la Cour d’honneur. Malgré son incontestable présence scénique, son DÄMON. El funeral de Bergman s’est révélé aussi éloigné du réalisateur suédois que dénué de créativité, se contentant de recycler ses éternelles provocations et de repasser les plats de ses sempiternelles obsessions, déjà bien labourées, et essorées, au gré de ses spectacles passés.
Prenant sa suite, quelques jours plus tard, dans l’antre du Palais des papes, les deux artistes polonais, Marta Górnicka et Krzysztof Warlikowski, s’y sont respectivement imposés comme le feu et la glace. Tandis qu’avec le chœur de femmes de son Mothers. A Song for Wartime, la jeune metteuse en scène a emballé les festivaliers, qui se sont levés comme un seul homme à l’issue de la représentation pour saluer ce geste politique et technique aussi puissant que pertinent, le maestro du Nowy Teatr, de retour à Avignon avec Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux, a fait fuir par grappes entières les spectatrices et spectateurs qui ont, peu à peu, déserté la Cour d’honneur durant la première. Malgré son impeccable maîtrise scénique, et sa direction d’acteurs hors norme, Krzysztof Warlikowski, en s’emparant du double fictionnel créé par J. M. Coetzee, s’est livré à une longue et redondante interrogation sur l’existence et la finitude qui n’a pas provoqué le choc espéré.
Une programmation espagnole en dents de scie
Artiste complice de cette 78e édition, Boris Charmatz a, à l’inverse, fait carton plein. Avec son iconoclaste proposition – dont la nature manquait dans ce cru 2024, tout comme les pièces à destination du jeune public – baptisée CERCLES, où des amatrices et amateurs étaient invités à rentrer dans la ronde, il a joyeusement lancé sa série de trois spectacles, poursuivie avec la reprise de Liberté Cathédrale et surtout avec la création de Forever qui a offert, au fil d’une succession de boucles dansées, une délicate immersion dans Café Müller de Pina Bausch. Un succès à l’image du mince, mais convaincant, versant danse de ce Festival d’Avignon, où, du Close Up de Noé Soulier au Disappearing Act. de Yinka Esi Graves, le reste des chorégraphes conviés ont su remplir leurs promesses.
En tant que langue invitée de cette 78e édition, après l’anglais en 2023 et avant l’arabe, au menu, tout comme Marlène Monteiro Freitas, du cru 2025, l’espagnol constituait l’autre fil rouge de ce Festival d’Avignon, et les propositions des artistes ibériques et sud-américains n’ont pas toujours réussi à pleinement séduire. Si l’artiste argentin Tiziano Cruz s’est imposé comme une révélation avec son magnifique Wayqeycuna et son plus fragile Soliloquio (me desperté y golpeé mi cabeza contra la pared), si la compagnie franco-catalane Baro d’evel a su enchanter les festivaliers avec Qui som ?, si le talentueux auteur et metteur en scène uruguayen Gabriel Calderón s’est montré bien inspiré par l’influence tyrannique de Richard III dans Història d’un senglar (o alguna cosa de Ricard), Mariano Pensotti et son itinérante Ombre vorace, La Ribot et sa Juana ficción, Tamara Cubas et son Sea of Silence, Chela De Ferrari et sa Gaviota, Lola Arias et son Los días afuera, ou encore Malicho Vaca Valenzuela et son Reminiscencia, ont, à des degrés divers pour des raisons formelles ou textuelles, toutes et tous raté leur coup. Un échec relatif qui peut interroger sur le rôle du Festival d’Avignon dans l’invitation faite à de tels artistes qui, au vu de leurs moyens et de leurs conditions de production, peuvent, en l’absence de contexte dûment fourni au public, difficilement souffrir la comparaison avec des créatrices et des créateurs infiniment mieux dotés qu’eux.
À l’image de ses compatriotes de la compagnie Formiga Atómica, créatrice d’un Terminal qui ne restera malheureusement pas dans les annales en raison, notamment, de son côté trop scolaire, le directeur portugais du Festival, Tiago Rodrigues, a lui aussi peiné à convaincre avec son Hécube, pas Hécube. Aux commandes de la troupe de la Comédie-Française, au cœur de la magnifique Carrière de Boulbon, largement sous-exploitée, le metteur en scène s’est essayé à un tissage entre la tragédie d’Euripide et l’histoire intime d’une comédienne mais, en brassant questions théâtrales, politiques et sociales, a accouché d’un mélange qui s’est fait au détriment de toutes ses composantes.
Les artistes français en force
Sans chauvinisme excessif, il est notable de remarquer que le salut de cette 78e édition du Festival d’Avignon vient, pour l’essentiel, des artistes français. Exceptions faites de Baptiste Amann, qui n’a pas su faire décoller son Lieux communs, lesté par une collection de lourdeurs intellectuelles, textuelles et scénographiques, et de Lorraine de Sagazan, qui a pêché par excès de théâtralité et par manque de nuances dans son exploration du fonctionnement de la justice baptisée Léviathan, Caroline Guiela Nguyen et son intense et percutant LACRIMA, Gwenaël Morin, Jeanne Balibar, Marie-Noëlle et Thierry Dupont et leur turbulent Quichotte, mais aussi, et surtout, Mohamed El Khatib et sa bouleversante Vie secrète des vieux et Fanny de Chaillé et son virevoltant Avignon, une école ont donné à voir les plus beaux fragments théâtraux des trois semaines qui viennent de s’écouler. Apparemment aux antipodes l’un de l’autre, le premier aux commandes d’une troupe de seniors, la seconde à la tête des talentueux étudiants de La Manufacture de Lausanne, le metteur en scène et la directrice du TnBA ont, tout comme Caroline Guiela Nguyen, démontré que le théâtre pouvait bel et bien associer intimité et société, érudition et émotion, exigence intellectuelle et accessibilité à toutes et tous.
Des qualités qui valent aussi pour le travail de Stéphanie Aflalo. Avec sa Médiation aux contours aussi exquis qu’horrifiques, la metteuse en scène s’est imposée comme la patronne des trois séries de Vive le sujet ! Tentatives qui ont successivement occupé le magnifique écrin du Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph. Habituelle pépinière de talents, réceptacle de propositions embryonnaires, parfois capables de se transformer en spectacles en bonne et due forme, le dispositif co-conçu par le Festival d’Avignon et la SACD a, cette année, semblé manquer de souffle, à l’exception de la femme-cigale drôle et étrange imaginée et incarnée par Rebecca Journo dans canicular. Comme si l’émergence, ou assimilée comme telle, peinait désormais, à Avignon comme ailleurs, à dépasser les remparts qui s’érigent progressivement autour d’elle.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
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