Accueillie en France en 2023 avec une version d’Hamlet de Shakespeare, la metteuse en scène d’origine péruvienne Chela De Ferrari crée à l’occasion du Festival d’Avignon La gaviota d’après La Mouette d’Anton Tchekhov. Un spectacle qui doit encore s’affiner pour trouver sa puissance.
D’Hamlet à La Mouette. Le choix de passer de la tragédie shakespearienne à l’une des pièces les plus connues du dramaturge russe n’est pas anodin, tant la parentèle entre ces deux textes est évoquée. Citons le metteur en scène Antoine Vitez, qui voyait La Mouette comme « une vaste paraphrase de Hamlet». Car si Tchekhov se saisit de personnages aux vies plus communes et traversées de peu d’actions, leurs existences sont néanmoins affectées par la tragédie. Ce n’est pas là l’unique résonance entre Hamlet et La gaviota, et d’autres choix dans le travail théâtral de Chela De Ferrari circulent d’une œuvre à l’autre. Là où Hamlet réunit des interprètes touché.es par le syndrome de Down – l’autre nom de la trisomie 21 –, La gaviota est portée par douze artistes – parmi lesquels un musicien – dont neuf sont malvoyants ou aveugles. Une façon de prolonger ce qui était déjà à l’œuvre dans Hamlet: rendre visible ce qui est invisible – une formule qui, par ailleurs, scande la représentation.
C’est peu de dire que cette question du visible et de l’invisible irrigue ce spectacle. Côté scénographie, la projection sur un écran en fond de scène d’une nuit de pleine lune – paysage nocturne qui évoluera, révélant le lac situé à proximité des protagonistes – se maintiendra dans de belles lumières crépusculaires ou nocturnes. Côté mise en scène, s’impose le jeu avec l’audiodescription. La gaviota débute avec la présence d’un décor représentant un bureau doté de tous les attributs bourgeois, autour duquel tourne une femme qui se présente comme Alicia, la régisseuse générale du spectacle. Par une mise en abyme, Alicia introduit la pièce de théâtre que Konstantin, fils de la célèbre actrice Arkadina, va présenter dans l’acte I. En explicitant son métier, son rôle au plateau et la volonté de la metteuse en scène de rendre visibles celles et ceux qui normalement ne le sont pas, elle enchâsse le projet de Chela De Ferrari dans la pièce de Tchekhov et redouble sa méta-théâtralité. En sonnant comme une citation du Sopro de Tiago Rodrigues – spectacle qui débutait avec l’évocation par la souffleuse de son travail en retrait, dans l’ombre –, cette précision place le handicap qui affecte les interprètes au centre de la dramaturgie. Une évocation qui, ici, ne vaut pas amoindrissement, et l’audiodescription du public que réalise Alicia à destination des comédiennes et des comédiens souligne le souci de mettre tout le monde sur un pied d’égalité.
Contrairement à ce que laisse entendre le décor bourgeois, c’est, pourtant, sur un plateau nu que les trois premiers actes se déroulent – Konstantin exigeant pour la mise en scène qu’il présente à ses proches que cette scénographie disparaisse. Le quadrille amoureux se déplie alors dans une proposition artistique soutenue par une création lumières plus ou moins subtile, un environnement musical qui l’est rarement, et l’évolution progressive, et sublime, de l’image projetée en fond de scène. « Veillé » et accompagné par Alicia, on assiste aux différents pas de deux qui ne cessent d’achopper sur les sentiments, voire les intérêts antagonistes des personnages. Il y a Semión, l’instituteur qui aime Macha – et que cette dernière se résignera à épouser alors qu’elle aime Konstantin ; Konstantin, qui aime la jeune Nina qu’il dirige dans sa pièce, mais qui, de son côté, se perdra par amour pour Boris ; Boris, l’homme de lettres qui séduit Nina, mais reste finalement avec Arkadina, la mère de Konstantin. Pour nombre d’entre elles et eux, leur trajectoire, saisie à trois années d’intervalle, est celle de renoncements, d’échecs, d’abandons, d’abdications, de désillusions plus ou moins grandes. Tout cela se déplie avec quelques références qui, en situant l’action en Espagne et en convoquant des éléments contemporains, – usage de la caméra d’un téléphone portable, recours à des musiques électro ou rock très célèbres (Stromae ou Queen, par exemple) –, conforte le réalisme approché dans la direction d’acteurs.
Le spectacle balance ainsi entre l’onirisme de l’image évolutive du fond de scène, les costumes à l’apprêt plutôt XIXe siècle dans les trois premiers actes, et contemporains dans le IVe, et la langue et le jeu directs, concrets. Mais ce qui se déploie – avec parfois un brin de lourdeur – dans cette Gaviota, c’est bien la question de ce que l’on voit, ou pas. Que les deux interprètes voyants du spectacle soient Alicia et Boris n’est pas anodin, la première étant celle qui orchestre l’ensemble depuis le plateau, le second étant l’écrivain célèbre – serait-ce là une métaphore (peu subtile) de l’artiste vu comme un être visionnaire ? – conscient de son pouvoir de séduction. Quant à la cécité des comédiennes jouant Arkadina et Nina, elle renvoie joliment à la façon dont leur amour pour Boris les aveugle, les dialogues prolongeant ces métaphores.
L’invisible derrière le visible surgit encore dans l’acte IV, où Alicia audiodécrit le salon présent initialement. La régisseuse liste les éléments et leur origine : le tapis de Samarcande, le paravent au « délicat brocart d’Ukraine », le bureau avec une céramique mochita – civilisation pré-colombienne du nord du Pérou. Ces signes de bourgeoisie intellectuelle révèlent une culture occidentale impérialiste fondée sur le pillage et la colonisation – largement persistants à travers les siècles. Fallait-il pour autant scander à plusieurs reprises cette question du visible et de l’invisible et désigner ce geste comme une définition de la mise en scène ? En l’état, non, tant signaler la démarche dramaturgique alourdit ladite dramaturgie. C’est le cas d’autres artifices de mise en scène qui, en manquant foncièrement de subtilité – tels certains choix musicaux ou les tentatives de tableaux visuels lors de la fête –, apparaissent comme des effets convoqués pour séduire et actualiser à gros traits, mais sans intelligence. Leur présence est d’autant plus regrettable qu’ils alourdissent le spectacle et font écran au jeu des comédiens. En ce jour de première, l’interprétation manquait tantôt d’élan, tantôt de précision, souvent de cohésion. Si quelques scènes – où Nina, impeccable d’intensité, fait face à Boris ou à Konstantin – ont saisi par leur puissance et leur travail à l’os, ce n’est pas encore le cas du spectacle dans son ensemble. Souhaitons que les représentations à venir permettent à l’équipe d’affiner ses effets, de raffiner son jeu pour articuler avec plus de fluidité et de légèreté ses différents procédés, et ne pas trop asséner son propos.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
La gaviota
d’après La Mouette d’Anton Tchekhov
Adaptation et mise en scène Chela De Ferrari
Avec Patty Bonnet, Paloma de Mingo, Miguel Escabias, Emilio Gálvez, Belén González del Amo, Antonio Lancis, Domingo López, Eduart Mediterrani, Lola Robles, Agus Ruiz, Macarena Sanz, Nacho Bilbao (musicien)
Collaboration à la dramaturgie Luis Alberto León, Melanie Werder
Musique originale et espace sonore Nacho Bilbao
Son Kike Calvo
Chorégraphie Amaya Galeote
Scénographie Alessio Meloni
Lumière David Picazo
Vidéo Emilio Valenzuela
Costumes Anna Tusell
Conseil en accessibilité Lola Robles
Assistanat à la mise en scène Adrián Saba
Assistanat à la scénographie Mauro Coll
Assistanat aux costumes David de Gea
Soutien à l’inclusion Mónica Arenas, Sandra Gamero
Réalisation des costumes Gabriel Besa, Eleni Chaidemenaki, Matías Zanotti
Location des costumes Peris CostumeProduction Centro Dramático Nacional – Instituto Nacional de las Artes Escénicas y de la Música (Espagne)
Avec le soutien de l’Olympiade Culturelle, Instituto Cervantes, Groupe Crédit coopératif pour la 78e édition du Festival d’Avignon
Construction des décors May Servicios, Readest y Moquetas Roldán, Utilería-Atrezo S.L.Durée : 1h50
Festival d’Avignon 2024
L’Autre Scène du Grand Avignon – Vedène
du 15 au 21 juillet (sauf le 17), à 11h
Cette critique me paraît très juste dans la description des choix de mise en scène et dans la description du dispositif scénographique…mais assez dévalorisant et un brin condescendante sur l’efficacité de la mise en scène et de l’interprétation. Que de surprises bienvenues qui nous interrogent sur notre statut de spectateur, celui qui voit et entend, alors que sur le plateau se joue parfois le drame de celle qui ne voit pas la tromperieou celui qui en voit trop.Bref, avoir choisi des gens déficients visuellement n’est pas du tout de la condescendance, mais le sens même de la pièce qui est revisité avec talent…particulièrement celui des interprètes. Mais bravo et merci pour cette Mouette riche, intense, intelligente autant que surprenante.Merci aux artistes!