Au Théâtre de l’Atelier, Éric Vigner s’empare de la pièce tragi-comique de Lucy Kirkwood et offre à Cécile Brune, Dominique Valadié et Frédéric Pierrot un écrin idéal pour ausculter, sur fond de désastre écologique, la douleur des illusions perdues.
« Comment vont les enfants ? ». Entre Hazel et Rose, tout commence à la manière d’une visite de courtoisie, celle d’une amie hors des écrans radar depuis si longtemps qu’on la pensait disparue. Étonnamment, les deux femmes ne sont pas transcendées par la joie habituellement propre aux retrouvailles. Tout juste affichent-elles une politesse de façade, qui oblige la maîtresse de maison à proposer un verre d’eau, puis un thé à son invitée, tout en faisant la conversation. Dans le fond de l’air, flotte même un léger parfum de défiance, diffus, mais réel, la première s’interrogeant sans doute sur les raisons profondes de l’irruption de la seconde, froide et distante, comme on se méfierait de voir surgir un spectre venu du fond des limbes, d’un passé révolu.
D’autant que, à l’extérieur des murs de cette maison, l’ambiance est plus au chaos qu’à la fête. Au gré des confidences d’Hazel, on apprend qu’une catastrophe nucléaire a récemment eu lieu, que, dans un scénario à la Fukushima, un tsunami, déclenché par un tremblement de terre, a inondé la centrale située non loin de là, en bord de mer. Alors que le site industriel n’est pas encore stabilisé, que l’électricité est rationnée, que l’eau du robinet n’est plus potable, Robin, le mari d’Hazel, et ancien amant de Rose, se rend tous les jours dans leur ferme, localisée à l’intérieur de la zone d’exclusion. Unis par des relations pour le moins ambigües, ces trois-là ont aussi un passé professionnel en commun. Désormais sexagénaires à la retraite, tous furent ingénieurs nucléaires et participèrent, du temps de leur splendeur, à la construction de la centrale aujourd’hui responsable de la catastrophe. C’est à ce titre, d’ailleurs, que Rose est venue consulter ses vieux amis avec une proposition, éminemment délicate, à leur faire.
Jouée pour la première fois en France, la pièce de Lucy Kirkwood a le charme de ces œuvres duales qui, sous leurs airs boulevardiers, renferme un cœur lourd, presque tragique. Armée d’un humour so british, cruel, pince-sans-rire, mais drôle à souhait, elle reforme ce trio d’antan, lie à nouveau leurs destins, sur fond de désastre écologique. Au milieu des conversations légères, à la limite, parfois, du badin, où les personnages n’en finissent plus de se vanner comme on se lancerait des banderilles, le passé s’invite sans crier gare, tout comme les tracas du présent, attachés à la maladie, aux enfants ou à la catastrophe en cours. Sous la plume de la dramaturge, le désastre nucléaire qui se joue devient une allégorie de la crise climatique actuelle, dont la jeunesse paye, et va payer, les pots cassés alors que les générations précédentes en sont responsables. Toutefois, plutôt que de condamner tel ou tel, l’autrice invite surtout à la prise de conscience de chacun, et souligne que, quel que soit son âge, il n’est jamais trop tard pour agir.
Dans son espace scénographique qui constitue, toujours, l’une des clefs de voûte de son travail, Éric Vigner matérialise parfaitement cette tension entre deux mondes, grâce à un décor construit à partir des restes de l’un de ses précédents spectacles, Jusqu’à ce que la mort nous sépare de Rémi De Vos. Alors que les couleurs chaudes des années 1970 se mêlent aux reliques psychédéliques d’un temps révolu, porteur d’insouciance, de progrès et de liberté, les lumières crues et spectrales de Kelig Le Bars nimbent le plateau du Théâtre de l’Atelier d’une atmosphère inquiétante, anxiogène, propre au temps présent. A l’avenant, Cécile Brune, Dominique Valadié et Frédéric Pierrot incarnent à merveille les trois visages de la vieillesse face aux ruines de leur monde : tandis que Rose est prête à se sacrifier pour offrir un avenir meilleur à la jeunesse, Robin est vampirisé par une crise existentielle et Hazel obnubilée par son refus de vieillir, et de mourir. A chacune et chacun, les trois comédiens offrent un relief unique, sans s’enferrer dans une posture. Aussi bons en duos qu’en trio, ils parviennent à insuffler une dynamique au plateau, et à jouer avec l’écriture complexe de Lucy Kirkwood qui, au-delà du jonglage permanent entre comique et tragique qu’elle impose, confère aux personnages de multiples facettes à appréhender. Celles d’humains, trop humains, avec leur lot d’espoirs, encore vivaces, et de regrets.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Enfants
de Lucy Kirkwood (L’Arche, 2019)
Traduction Louise Bartlett
Mise en scène et scénographie Éric Vigner
Avec Cécile Brune, Frédéric Pierrot et Dominique Valadié
Création lumières Kelig Le Bars
Création son John Kaced
Création costumes Fanny Brouste
Assistant à la mise en scène Alban de TarléProduction Théâtre de l’Atelier
Coproduction Compagnie Suzanne MDurée : 1h30
Théâtre de l’Atelier, Paris
du 20 septembre au 27 novembre 2022
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