Le collectif berlinois repousse une nouvelle fois les limites du théâtre et orchestre une conférence-performance où l’écrivain Thomas Melle cède sa place à un robot humanoïde. Un test de Turing grandeur nature aussi vertigineux que troublant.
Rimini Protokoll est habitué aux performances théâtrales hors norme, de celles qui impriment leur marque avec plus ou moins de vigueur dans le parcours des spectateurs. Particulièrement prolixe, le collectif berlinois a, ces dernières années, embarqué son public à bord d’un camion transformé en théâtre (Cargo X), l’a invité à participer à un jeu de rôles sur l’industrie de l’armement (Situation Rooms) ou lui a proposé de pénétrer dans l’intimité de personnes ayant eu recours au suicide assisté (Nachlass). Cette fois, Stefan Kaegi, l’un de ses co-fondateurs, a poussé le curseur encore plus loin et confronté ses spectateurs à une expérience qui donne, à la fois, le frisson et le vertige.
Présentée comme une lecture-conférence de l’écrivain Thomas Melle, La Vallée de l’étrange est, en réalité, une pièce sans comédien, ou plutôt sans humain. En lieu et place de l’auteur, siège sur le plateau son double animatronique, sorte de robot humanoïde créé spécialement pour l’occasion. De prime abord, l’audace pourrait sembler ridicule, et prêter à sourire. Sauf qu’elle provoque, d’entrée de jeu, dès la mise en mouvement de l’androïde, un sentiment de malaise, mâtiné d’effroi. Mis à part son crâne amputé et ses mouvements un peu trop saccadés, le robot a toutes les mimiques d’un homme. Alors qu’il cherche à capter le regard des spectateurs, sans prononcer un seul mot, son visage, des sourcils aux lèvres, devient expressif, comme si de véritables tendons se cachaient sous le masque de fausse peau – plus vraie que nature – porté par la machine.
La conférence prend alors la forme d’un making-of augmenté. La créature animatronique cherche à recontextualiser sa présence, à la transformer en moyen pour l’écrivain Thomas Melle de se débarrasser de ces rencontres pénibles avec ses lecteurs, où l’aléatoire, à cause de sa maniaco-dépression, occupait une large place. Surtout, il mêle son propre processus de fabrication, expliqué en détail et en vidéo, avec l’histoire du scientifique britannique Alan Turing, considéré comme l’un des pères de l’intelligence artificielle. Aussi substantiel que complexe, malgré quelques longueurs, le propos vaut moins pour lui-même que pour la réflexivité qu’il provoque.
Car, dans ce test de Turing grandeur nature, la gêne première laisse rapidement la place au naturel. Comme si, grâce à sa construction particulièrement soignée, le robot parvenait à activer les réseaux de neurones miroirs des spectateurs et à aller au-delà de cette « vallée de l’étrange » qui, selon le professeur de robotique japonais Masahiro Mori, suscite de la méfiance lorsque la ressemblance entre robot et humain est trop grande. Une sorte d’empathie envers cette créature animatronique se fait alors jour, même si chacun reste gentiment sur ses gardes. Façon de prouver, qu’au-delà de cette expérience d’un soir, un humain de chair et d’os est difficilement remplaçable pour sublimer cet art vivant qu’est le théâtre.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Vallée de l’étrange
Conception, réalisation, mise en scène Stefan Kaegi
Conception, corps, voix Thomas Melle
Dramaturgie Martin Valdés-Stauber
Production animatronique Chriscreatures Filmeffects GmbH
Production et finition de la tête en silicone Tommy Opatz
Vidéo Mikko Gaestel
Lumières Robert Läßig, Martin Schwemin, Lisa Eßwein
Son, design vidéo Jaromir Zezula, Nikolas Neecke
Équipement Evi BauerProduction Münchner Kammerspiele, Rimini Protokoll
Coproduction Berliner Festspiele – Immersion, donaufestival, Feodor Elutine, FOG Triennale Milano Performing Arts, Temporada Alta – Festival de Tardor de Catalunya, SPRING Utrecht
La version française est coproduite par Le Lieu Unique – Centre de culture contemporaine de Nantes, le Centre culturel suisse à Paris, la Villette, ainsi que Les 2 Scènes, Scène nationale de Besançon et le Théâtre Vidy-Lausanne, dans le cadre de Lab e23.Durée : 1 heure
Grande Halle de la Villette, dans le cadre de NEMO, Biennale internationale des arts numériques
du 5 au 8 février 2020
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