Après Verte de Marie Desplechin, Léna Bréban s’empare du roman initiatique d’Hector Malot et parvient, grâce à la précision de jeu de la troupe de la Comédie-Française, à en révéler toutes les facettes.
Si comparaison n’est, évidemment, jamais raison, il est difficile d’évoquer une adaptation de Sans famille sans se souvenir de celle, remarquable, que Jonathan Capdevielle avait livrée, voilà quelque temps, au Théâtre Nanterre-Amandiers. À partir du roman initiatique d’Hector Malot, le metteur en scène avait orchestré un carnaval des Hommes et des animaux – emmené par le magnétique Dimitri Doré –, un voyage sombre et pop à la fois où il entremêlait des airs de notre temps – de Black M (« Sur ma route ») à Lana del Rey (« Born To Die ») en passant par Eric Prydz (« Call On Me ») – et des parts de lui-même, des ambiances immersives et des créatures fascinantes. Surtout, l’artiste avait conçu une fiction audio que chaque spectateur pouvait emporter avec lui à l’issue de la représentation, façon de poursuivre, au long de huit micro-épisodes à la réalisation particulièrement soignée, les pérégrinations de cet enfant devenu, dans l’imaginaire de Capdevielle, un chanteur à succès. Chez Léna Bréban, qui s’empare, à son tour, de l’oeuvre-phare d’Hector Malot au Théâtre du Vieux-Colombier, le geste est moins conceptuel, formellement plus classique, mais non moins osé, tant se lancer dans l’adaptation théâtrale d’une telle expédition constitue, en soi, un défi.
Car, lorsqu’il quitte, de force plus que de gré, Chavanon et sa famille adoptive, où Mère Barberin le couve de son amour, Rémi est loin d’imaginer, du haut de ses huit ans, qu’il embarque pour un voyage long de plusieurs années sur les routes de France et d’Angleterre. Loué pour la modique somme de 15 francs au saltimbanque Vitalis par Père Barberin qui, ruiné, veut à tout prix s’en débarrasser, le garçonnet découvre, aux côtés du chien Capi et du singe Joli-Coeur, une vie d’artiste et de bohème, où le pain du jour se gagne à coup de tour de chant et où l’existence s’apprend à la dure, au fil de mille et une péripéties. Parfois déboussolé par les événements, mais jamais franchement seul grâce à la kyrielle de personnages sortis du chapeau par Hector Malot et à la fidélité qu’il entretient avec tous ceux qui croisent sa route, Rémi dispose de cette intelligence humaine qui lui permet de surmonter les obstacles en s’appuyant, au-delà de son mentor et de ses deux acolytes, sur ceux qui lui veulent du bien, tels Madame Milligan et son fils Arthur, et en se jouant de ceux qui lui veulent du mal, à l’image du bourreau Garofoli.
De cette aventure en terres toujours inconnues, mais plus ou moins hostiles, longue, à l’origine, de plus de 400 pages, Léna Bréban a logiquement fait le choix de ne garder que les passages les plus saillants, de ceux qui marquent Rémi au fer rouge et crantent son apprentissage de la vie. Dans une esthétique très XIXe, dans les costumes comme dans les décors à la beauté spartiate, la metteuse en scène déploie une astucieuse scénographie, conçue par Emmanuelle Roy. En son centre agit une tournette qui embarque l’ensemble dans un mouvement perpétuel, capable de voguer, sans mal et sans heurts, de lieu en lieu et de ville en ville, et de construire, de proche en proche, le périple initiatique de Rémi. Si l’adaptation souffre, à de rares occasions, de baisses d’intensité, elle parvient, malgré tout, à révéler les différentes facettes du roman d’Hector Malot, qui navigue, constamment, entre la dureté d’un monde menaçant, des hommes pas toujours bienveillants, des moments d’intense tristesse – parmi lesquels la mort de Joli-Coeur est, sans nul doute, le plus déchirant –, mais aussi une humanité lumineuse comme invariable soubassement, celle-là même qui donne au jeune garçon la force de toujours espérer et de se relancer, en dépit des multiples embûches qu’il croise sur son chemin.
Cette force, les comédiens-français, épaulés par des acteurs invités – Antoine Prud’homme de la Boussinière et Alexandre Zambeaux – qui leur donnent sans rougir le change, la transforment en énergie de jeu qui, alliée à leur habituelle précision, engendre bien des merveilles. À commencer par Véronique Vella qui, avec gourmandise, montre le relief le plus adulte de Rémi contraint à grandir beaucoup plus vite que nombre de garçons de son âge. Dans son sillage, Thierry Hancisse et Clotilde de Bayser incarnent ses deux parents de cœur, Vitalis et Mère Barbarin, avec juste ce qu’il faut d’humanité et de fêlures ; tandis que Bakary Sangaré et Jean Chevalier endossent les rôles de Capi et de Joli-Coeur, le premier en l’interprétant directement et le second en manipulant – grâce aux conseils avisés de Christian Hecq – une adorable marionnette, au caractère sacrément trempé. Dans une ambiance proche, à intervalles réguliers, du cabaret, tous forment cette famille que Rémi s’est choisie, par-delà la mort et la vie.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Sans famille
d’après Hector Malot
Adaptation Léna Bréban et Alexandre Zambeaux
Mise en scène Léna Bréban
Avec, à la création, Véronique Vella, Thierry Hancisse, Clotilde de Bayser, Bakary Sangaré, Jean Chevalier, et Antoine Prud’homme de la Boussinière, Camille Seitz, Alexandre Zambeaux ; et, pour la reprise en 2024, Thierry Hancisse, Véronique Vella, Clotilde de Bayser, Bakary Sangaré, Jean Chevalier, Marie Oppert, et Antoine Prud’homme de la Boussinière, Alexandre Zambeaux
Scénographie Emmanuelle Roy
Costumes Alice Touvet
Lumière Arnaud Jung
Musique originale Raphaël Aucler et Victor Belin
Marionnette Carole Allemand
Maquillages et coiffures Julie Poulain
Dramaturgie Alexandre Zambeaux
Assistanat à la mise en scène Axelle Masliah
Assistanat à la scénographie Chloé Bellemère, scénographe de l’académie de la Comédie FrançaiseDurée : 1h25
Vu en décembre 2021 au Théâtre du Vieux-Colombier, Paris
Théâtre du Vieux-Colombier, Paris
du 20 novembre au 5 janvier 2024
Bonjour,
Qu’est-ce que signifie: « Qui leur donnent sans rougir le change »?
Merci