Lisa Guez avec sa compagnie Juste avant la compagnie, dont la spectacle a reçu le prix du Jury et le prix des Lycéens du Festival Impatience 2019, devait présenter Les femmes de barbe bleue dans le cadre du Festival d’Avignon au Gymnase du Lycée Saint Joseph, du 18 au 22 juillet 2020. Elle n’ira pas à Avignon cette année, comme tous les artistes programmés. Elle envoie cette tribune, écrite au lendemain de l’annulation.
Pour tous ceux et celles qui comme nous, ne sont pas allés au Festival Mythos, n’iront pas à Avignon, ni en Anjou, ni aux Nuits de Fourvière… Pour tous ceux et celles qui n’ont pas pu jouer leurs spectacles… Pour tous ceux et celles qui ont dû fermer leurs lieux de rencontre et de culture. Pour tous ceux et celles qui n’ont pas pu aller au théâtre, participer à des ateliers, rencontrer des œuvres vivantes.
Avignon, comme une place forte est tombé.
La résistance, nous dit-on, passe par l’isolement et la fermeture pour encore des mois des universités, des festivals et des théâtres… Les maisons de nos vies intellectuelles, politiques et imaginaires.
Peut-être avec un peu de préparation, et une politique plus raisonnable depuis les premiers signes, les choses auraient pu se passer autrement. Peut-être, peut-être pas.
Lundi soir, on nous a cité les articles inventés par la Révolution française – pour éviter la guillotine.
Les français « indisciplinés » sont finalement un « bon peuple » qui fait courageusement le travail. Merci au peuple.
Il y a des choses plus grandes que nous, même si on ne comprend pas grand-chose.
Toujours est-il qu’Avignon est tombé, dans mon cou, comme un couperet
Avignon,ses défauts, cette « usine à spectacles », « trop de spectacles », ce « grand marché », ce « lieu aristocratique d’une culture bourgeoise », où les artistes sont jugés, comparés, etc.
MAIS Avignon, son histoire, ses découvertes, ses fêtes, ses embarcations, ses rencontres, ses lieux de questionnements, ce bouillonnement de formes et de vie, Avignon-Vilar, Avignon symbole !
Dans notre petit milieu de théâtre, tout le monde critique et pourtant se précipite à Avignon.
Sans doute qu’une idée de naissance et de rassemblement font l’identité de ce festival, qu’un rêve de théâtre y perdure, archaïque et puissant. Vilar disait : « construire des théâtres, folie nécessaire ».
Nous, qui croyons à la nécessité de créer des spectacles vivants pour ne pas devenir fous, et qui continuons même si nos infrastructures sont parfois viciées : que va-t-on devenir ?
Les équipes des festivals Mythos, Anjou, Nuits de Fourvière, Avignon Off et In ont tenu bon jusqu’à la fin dans l’espoir que quelque chose serait possible.
Moi aussi j’ai espéré très fort avec Les Femmes de Barbe Bleue être dans le In avec mes amies, mes sœurs. Pas seulement par égoïsme, mais parce qu’on ne peut pas passer sa vie cloitré dans la peur, dans nos maisons, sans contacts réels, sans présences, sans spectacles, sans l’aura des acteurs. Parce que la vie vaut la peine d’être vécue quand elle est la vie.
L’annulation de ces grands festivals, c’est un ébranlement, c’est un socle sur lequel toute une organisation tient. Des milliers et des milliers d’intermittents, d’artistes, d’intellectuels
tiennent en équilibre sur le festival d’Avignon. Cette année, nous aussi.
Après avoir travaillé avec frénésie longtemps, loin des plateaux institutionnels, la tasse n’a pas été facile à boire. Cela fait un an et demi que nous voulions aller jouer dans le festival. D’abord dans le off, au Théâtre des Carmes et nous en étions plus qu’heureuses, et puis, comme nous avons eu la chance d’obtenir le prix du jury du festival Impatience, au festival In. Le Graal.
C’était une immense joie. Nous étions prêtes, cœur vaillant. Ce spectacle dans lequel nous avons mis tout notre cœur, nous aimons le partager, nous voulons le jouer, longtemps.
Avignon était la possibilité d’éclore, de rencontrer un plus large réseau de professionnels, de nouveaux spectateurs, c’était la promesse d’une vie plus longue pour nos histoires de désir et de perdition.
Dans ce monde secoué, que vont devenir nos métiers ? Avec cette crise, les salles sont fermées jusqu’à l’été, et j’ai peur que ce ne soit que le début d’annulations, de fermetures, de reports, d’annulations, de fermetures et de reports. Combien de temps ?
Nous n’avons plus confiance dans le sol qui nous porte.
Combien de créations ne pourront pas naître ? Combien de créations vont disparaître ?
D’idées et de rêves noyés ? D’artistes gelés dans ce très long entracte ? Comment vont faire, sur le long terme, les créateurs, les comédiens, les techniciens, les administrateurs, les chargés
de diffusion et de production et les attachées de presse ? Ne voit-on pas le cataclysme qui s’abat sur les jeunes et moins jeunes compagnies qui voient les efforts de nombreux mois de travail se volatiliser ? Ce sont les artistes et surtout les indépendants qui vont payer le prix fort du confinement. Pourtant ce sont eux qui font la vitalité de la création et de l’invention aujourd’hui.
Comment va-t-on faire sans théâtre ? Comment se battre contre les terreurs qui nous guettent sans lieux de représentations ?
Je pense aux personnages des Femmes de Barbe Bleue qui pour conjurer la violence destructrice du féminicide singent leur bourreau et, dans le jeu, dissolvent son pouvoir.
Conjurer la mort et l’isolement par la mise en spectacle. Comme Persée qui affronte Méduse dans le miroir.
Comment va-t-on faire pour tenir, nous qui ne savons pas faire autrement que de jouer ? Comme disait Vilar, le théâtre, nécessaire comme le pain. On ne pratique pas ce métier pour réussir dans la vie, à moins d’être naïf. On le pratique parce qu’on a pas le choix et qu’il n’y a que ça qu’on sache faire, qu’on puisse faire, ou qu’on ne puisse pas ne pas faire. Parce que c’est vital : pour nous, cela donne un sens et une valeur à la vie, cela nous permet de ne pas
nous sentir impuissants.
L’annulation des festivals est une très grande tristesse. Un théâtre fermé, un théâtre qui ne peut être un lieu de pensée et de rencontre, ce n’est pas de bon augure. Face à ce trou béant, le vertige nous empoigne.
J’espère qu’à la mi-juillet, ce sera fini, derrière nous. Que l’on pourra se retrouver, avec le théâtre, la danse, le spectacle vivant, avec les cours à l’Université, les ateliers de théâtre.
J’espère vraiment, pour nous tous, pour la vie, pour la possibilité de dépasser à plusieurs la sidération, la peur et les solitudes. Nous en avons besoin.
Lisa Guez, Metteuse en scène et autrice.
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