Pour sa nouvelle création au Théâtre de l’Odéon, Stéphane Braunschweig s’empare de l’une des pièces les plus troublantes du dramaturge italien. Jeu de dupes en terrain historique, elle est portée avec force et finesse par l’imperturbable Chloé Réjon.
D’un art à l’autre, il existe parfois des résonances qui, loin d’être de pures coïncidences, traduisent le pouls d’une époque. Dans Titane, la récente Palme d’Or réalisée par Julia Ducournau, Alexia cherche, après le déchainement de violence dont elle est la cause, à échapper à une condamnation certaine, et surtout à un quotidien qui la ronge, en prenant les traits et l’existence d’un autre grâce à un pacte tacite passé avec le père d’un enfant depuis longtemps disparu ; chez Pirandello, dont Stéphane Braunschweig monte Comme tu me veux au Théâtre de l’Odéon, il est aussi question de réinvention de soi après un déferlement de haine, d’une course en avant pour fuir sa condition, quitte à entrer pour cela dans la peau d’autrui et à donner aux autres ce qu’ils attendent de vous et projettent en vous. Le parallèle entre ces deux œuvres s’arrête probablement là, mais il n’y a sans doute pas de hasard à voir deux artistes, qu’a priori peu de choses réunissent, s’emparer, à seulement quelques mois d’intervalle, de ce thème de la quête de soi, de la reconstruction du moi, dans le monde d’après le traumatisme. Comme si l’art s’imprégnait du réel pour imaginer des portes de sortie, comme autant d’issues de secours.
Car il s’agit bien de cela pour l’Inconnue qui occupe la place centrale de l’échiquier pirandellien. À Berlin, où elle réside dix ans après la Première Guerre mondiale, la jeune femme passe des soirées endiablées chez son hôte, Carl Salter, quitte à exciter sa jalousie et à excéder les voisins. Sous ses dehors festifs, elle paraît souffrir de cette débauche, de ce Berlin de la République de Weimar qui, à bien des égards, part à vau-l’eau. On sent chez elle, d’entrée de jeu, comme une fêlure dans la cuirasse, un mal intérieur, une sorte de vide qu’elle a furieusement besoin de combler en devenant la créature consentante des autres. Parmi ses amuseurs d’un soir, surgit Boffi. L’homme reconnaît en elle Lucia, la femme de l’un de ses amis, disparue voilà dix ans, capturée et violée par un soldat de l’armée autrichienne après la défaite de Caporetto. Il lui faut peu de mots pour convaincre l’Inconnue de le suivre afin de retrouver Bruno Pieri, son mari putatif ; mais une fois arrivée en Italie, alors sous le joug de Mussolini, la jeune femme se rend compte que l’amour n’est pas l’unique motivation de ces retrouvailles tant espérées.
Comme souvent, pour ne pas dire toujours, chez Luigi Pirandello, Comme tu me veux est un vaste voyage en eaux troubles, où les perspectives de soi et des autres se brouillent et se confondent, où l’identité est moins certaine qu’il n’y paraît. A travers le personnage de l’Inconnue, qui, à la suite d’un grave traumatisme, se comporte telle une vampire de l’existence qui absorberait les desseins des autres pour leur offrir ce qu’ils désirent, elle semble moins tenir à une mécanique intime et interne, tristement brisée, qu’à ce qu’autrui veut voir en vous et, ce faisant, fait de vous. Y cohabite aussi ce fascinant conflit entre l’insistance des faits – fondamentalement décevants aux yeux de Pirandello – et la puissance de l’imaginaire, capable de tout transfigurer, d’offrir un débouché au point de vue de chacun et d’appréhender le réel d’une autre façon, comme en témoigne l’ultime scène, troublante de versatilité, que le dramaturge orchestre d’une main de maître. A sa suite, Stéphane Braunschweig, en fin pirandellien et scénographe, fait montre d’une maîtrise du plateau en mesure d’accompagner, de la plus élégante et symbolique des manières, ce carnaval des faux-semblants. Partie cloaque berlinois, étriqué et drapé de vert, la scène, habilement éclairée par les lumières de Marion Hewlett, s’ouvre progressivement pour se muer en aire de pureté, où le blanc immaculé domine, avant de se ternir, dans la dernière partie, en nuances de gris, au moment précis où les eaux troubles deviennent saumâtres, et les vrais visages plus difficiles à percer que jamais.
De cet espace, Chloé Réjon s’impose comme l’imperturbable patronne. Pénétrée par l’ambivalence de l’Inconnue, à la fois gorgée de force et émaillée de blessures, elle monte progressivement en puissance – à l’image de l’ensemble de la distribution qui semble avoir besoin d’un temps d’adaptation avant de réussir à donner le ton juste aux soubresauts de Pirandello – pour se transformer en Junon, capable de souffler sans sourciller le chaud et le froid, et de préserver tout le mystère qu’elle contient. À ses côtés, ses camarades de plateau se révèlent, parfois, un brin moins à l’aise, mais, au-delà de la performance de Cécile Coustillac en Folle plus vraie que nature, le tandem Annie Mercier-Alain Libolt parvient à faire mouche. Il profite notamment, au deuxième acte, du jeu de ping-pong pirandellien qui chamboule le récit au gré de la vision et des souvenirs de chacun, et fait éclater au grand jour le détonnant relativisme du dramaturge italien. Conçu tel un piège qui n’a d’autre but que d’être patiemment tendu pour se refermer avec le plus de force possible, Comme tu me veux est de ces pièces qui troublent les perspectives, bousculent les certitudes et font du théâtre un art entre chien et loup.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Comme tu me veux
de Luigi Pirandello
Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig
Avec Sharif Andoura, Cécile Coustillac, Claude Duparfait, Alain Libolt, Annie Mercier, Alexandre Pallu, Thierry Paret, Pierric Plathier, Lamya Regragui Muzio, Chloé Réjon
Traduction française Stéphane Braunschweig
Collaboration artistique Anne-Françoise Benhamou
Collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel
Costumes Thibault Vancraenenbroeck
Lumière Marion Hewlett
Son Xavier Jacquot
Vidéo Maïa Fastinger
Archives vidéo Catherine Jivora
Coiffures / Maquillages Karine Guilhem
Chorégraphie Marion Lévy
Assistante à la mise en scène Clémentine VignalaProduction Odéon-Théâtre de l’Europe
Comme tu me veux de Luigi Pirandello, nouvelle traduction de Stéphane Braunschweig, est publié aux Solitaires Intempestifs.
Durée : 2h10
Théâtre de l’Odéon, Paris
du 10 septembre au 9 octobre 2021Centre dramatique national Orléans / Centre Val-de-Loire
les 26 et 27 avril 2022Teatro Stabile, Turin
du 27 au 29 maiKonzert Theater, Berne
le 29 juin
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