Nous, dans le désordre d’Estelle Savasta est l’histoire d’un refus. Celui d’Ismaël, 20 ans, qui s’allonge sur un chemin et ne s’en relève pas. Au centre d’une délicate fable pointilliste, portée par des comédiens qui savent en questionner le sens sans avoir recours à la psychologie, ce geste fait vaciller les usages qui nous font tenir ensemble.
Le petit spectacle qui ouvre Nous, dans le désordre d’Estelle Savasta annonce sans y paraître le drame, la disparition à venir. Dans un décor minimaliste de salon sobre, ordinaire, une jeune fille (Flore Babled, en alternance avec Chloé Chevalier) s’apprête à répéter devant sa famille – du type elle aussi classique : père, mère, frères, plus une amie – la chorégraphie de GRS qu’elle doit bientôt présenter en compétition. Dans le justaucorps pailleté offert par sa mère pour l’occasion, elle tremble un peu. La gym pour elle, c’est du sérieux. Pour ses proches aussi, qui forment un public un peu dispersé, rieur, mais prêt à juger sur pièce figures et chorégraphies. Tout semble aller pour le mieux dans la meilleure des familles chez Estelle Savasta, que l’on découvre au Théâtre des Quartiers d’Ivry dont elle est artiste associée ainsi qu’au CDN de Normandie. À un détail près : il manque le ruban. La mère (Valérie Puech) l’avait acheté, elle se revoit le déposer à la caisse mais voilà, il n’est plus là. Perdu. C’est donc sans ruban que se fait la répétition.
Nous, dans le désordre, commence ainsi sous le signe du manque, qui bouscule les habitudes et impose à qui en souffre d’inventer une façon de faire avec. Un peu étrange, l’esquisse de gym rythmique dessine les contours de la pièce dans son ensemble. Subtilement, elle en désigne le gouffre, le trou noir. Car l’absence de ruban cache une autre absence, qui transforme bientôt l’harmonie familiale exposée en tout début de spectacle. Séparée du précédent par quelques secondes d’obscurité – comme tous les tableaux courts, très précis qui composent la pièce –, la scène qui suit révèle ce que laissait présager le ruban : la disparition d’Ismaël, l’aîné des deux fils. Ou plutôt son retrait. À presque vingt ans, Ismaël a en effet décidé, sans prévenir, de cesser de se livrer aux rituels familiaux et sociaux attendus d’un garçon de son âge et de son milieu. Il s’est allongé au bord d’un chemin, à mi-chemin entre la forêt et la maison de ses parents, à qui il n’a laissé qu’un mot pour expliquer son geste : « Je vais bien. Je ne dirai rien de plus. Je ne me relèverai pas ».
On pense aux hikikomoris, ces jeunes gens qui se retranchent dans leur chambre pour ne rien faire, à qui Joris Mathieu a consacré une création basée sur un dispositif complexe : grâce à des casques audio, chaque spectateur a accès à une version différente de l’histoire. On se rappelle aussi de Familie de Milo Rau, reconstitution par une famille d’acteurs du suicide collectif d’une famille petite bourgeoise du Nord de la France en 2007, ne laissant qu’un mot : « On a trop déconné, pardon ». Le metteur en scène optait alors pour une pièce filmée en direct comme on en voit beaucoup. Dans Les Évaporés, Delphine Hecquet faisait quant à elle confiance à la fiction, qu’elle conjuguait au pluriel pour donner à approcher le mystère des johatsu, ces personnes qui, au Japon, organisent leur propre disparition. Le refus du monde par la disparition est donc, sinon un sujet en vogue, du moins un phénomène sur lequel le théâtre se penche régulièrement. En partie sans doute du fait du problème formel qu’il soulève, en plus de questions d’ordre social autant que métaphysique.
Estelle Savasta prend place avec élégance et discrétion dans cette petite veine théâtrale de l’effacement volontaire. En reprenant les codes bien connus et rassurants de la fiction familiale, et en faisant pleinement confiance aux moyens du théâtre pour dire l’absent, l’écarté, la metteure en scène s’appuie sur le connu pour aller vers le troublant, vers le mystérieux. Avec une grande simplicité apparente, Nous, dans le désordre se penche sur la vie de ceux qui restent dans le monde autour de leur disparu. Elle sonde leur perte de sens et donne à voir leurs tentatives pour en recréer, soit en faisant mine d’ignorer la profondeur du changement – comme la danseuse sans ruban du début –, soit en regardant leur gouffre en face et en construisant à partir de lui. Au bord du chemin, près d’Ismaël qu’incarnent tour à tour les cinq comédiens du spectacle, en se relayant astucieusement et avec grâce sur le sol, se tiennent de petits et de grands rituels. Des sortes de cérémonies éclairées par un tas de plus en plus grand de lampes de chevet, dont le sens n’est jamais donné une fois pour toutes.
Ces visites prennent au plateau des formes différentes, qui témoignent de la richesse et de la cohérence du langage d’Estelle Savasta autant que de son refus de la démonstration et de la séduction. Là où les artistes cités plus tôt cherchaient dans un concept ou une forme de spectaculaire – souvent avec brio – une réponse à l’évanouissement dont ils traitent, elle défend une épure où affleurent toutes les peines, les colères, les interrogations et les révoltes des personnages. Quelques gestes, quelques mots qui se découpent sur la musique envoûtante composée pour l’occasion par Ruppert Pupkin dans une langue qui n’existe pas suffisent à camper la détresse silencieuse de la mère (Valérie Puech), la blessure et le sentiment d’absurde du père (Olivier Constant), la tendresse absolue de la sœur et celle, moins démonstrative, du frère (Damien Vigouroux), ou encore l’amitié inconditionnelle de l’amie (Zoé Fauconnet). Tous excellents, les cinq comédiens jouent en plus de leur rôle principal et de celui d’Ismaël quelques autres protagonistes qui incarnent la réaction de l’extérieur face au drame familial. Une réaction souvent violente, égoïste.
Si Estelle Savasta ne laisse guère beaucoup de traces de son processus de création dans sa pièce, nous ne sommes pas étonnés d’apprendre que celle-ci est en partie le fruit d’un travail au long cours avec des jeunes, d’abord d’adolescents de 15 ans, puis de jeunes de 20 ans. Avec sa compagnie Hippolyte a mal au cœur, Estelle Savasta pratique depuis longtemps « le partage de son processus de création avec des collaborateurs artistiques qui ont l’âge du public auquel nous nous adressons, ou celui des personnages que nous écrivons ». Parfaitement digéré grâce à la recherche de plateau réalisé ensuite, avec des acteurs considérés comme des créateurs – la plupart sont d’ailleurs aussi metteurs en scène ou réalisateurs –, ce travail d’immersion donne une belle épaisseur au désordre des sentiments, du langage et des pratiques sociales.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Nous, dans le désordre
Écriture et mise en scène Estelle Savasta
Avec Chloé Chevalier, Olivier Constant, Zoé Fauconnet, Valérie Puech, Damien Vigouroux
Musique Ruppert Pupkin
Scénographie Alice Duchange
Création lumière Romain de Lagarde
Costumes Cécilia Galli assistée par Aliénor Figueiredo
Musiciens guitares Benoit Perraudeau, violoncelle Thomas Dodji Kpade, trompette Hervé Michelet
Construction Olivier Brichet
Assistante à la mise en scène – stagiaire Chine Modzelewski
Regard chorégraphique Mathias Dou
Régie générale et lumière Yann Lebras
Régie son Anouk Audart
Production Cie Hippolyte a mal au cœur
Coproduction La Garance scène nationale de Cavaillon, Théâtre du Pays de Morlaix, ThéâtredelaCité CDN Toulouse Occitanie, Théâtre Romain Rolland – Villejuif, Le Tandem – Arras Douai
Soutiens Fondation E.C.Art-POMARET, SPEDIDAM, ADAMI, Chaillot Théâtre national de la danse, La Colline Théâtre national, Le Grand Bleu – Lille
Action financée par la Région Ile-de-France
Avec le soutien du Département du Val-de-Marne
La compagnie Hippolyte a mal au cœur est conventionnée par la DRAC Ile-de-France – Ministère de la Culture.
La compagnie s’engage à respecter la Charte régionale des valeurs de la République et de la laïcité.Durée : 1h20
Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne
Du 9 au 19 février 2022Théâtre Madeleine Renaud – Taverny
Le 19 mars 2022Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN
Les 29 et 30 mars 2022Théâtre de Mende
Le 7 avril 2022Le NEST – CDN transfrontalier de Thionville-Grand Est (Semaine Extra)
Du 10 au 12 mai 2022
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