
Jeanne de Yan Allegret – crédit Lola La Rocca
Créé en novembre dernier au Nouveau Gare au Théâtre de Vitry-sur-Seine – théâtre que Yan Allegret co-dirige avec Diane Landrot –, Jeanne s’installe à L’Échangeur, avant le 11 dans le Off cet été à Avignon. Un spectacle plus intime que politique, inspiré du phénomène des « disparus volontaires ».
De ce texte, dont le metteur en scène Yan Allegret est également l’auteur, on pourrait dire qu’il tend à être à la fois aussi simple que mystérieux, aussi poétique que trivial. De sa mise en scène, on pourrait dire que c’est également ces mouvements qu’elle souhaite creuser. L’équipe déploie un univers s’attachant à travailler le trouble avec de modestes artifices, à nous balader entre images oniriques et instants du quotidien, recourant seulement à quelques chaises, une table, une porte et une création lumières extrêmement soignée et léchée pour dessiner les espaces (réels comme imaginaires) traversés.
Au sujet de Jeanne, nombre de choses nous échappent. Ce personnage semble a priori avoir une existence assez commune : celle d’une femme de la classe moyenne, travaillant, en couple avec deux enfants. Ce que nous découvrons lorsque le spectacle débute est son refus de continuer plus avant cette trajectoire, ce parcours si bien balisé. Interprétée avec tenue par la comédienne Julie Moulier, toujours au bord de la rupture, Jeanne se tient, lors de la première scène, sous une lumière évoquant celle d’un lampadaire urbain. En voix-off résonnent les messages que lui laissent son conjoint Eloi. Nous la découvrons ainsi sur le seuil, à un moment de bascule dont nul ne sait encore si elle va s’en relever, ni ce qu’il va advenir. Comme elle l’annonce à Eloi quelques instants plus tard elle ne peut plus rentrer chez elle. Toutes les relations, habitudes, obligations qui constituaient jusqu’alors son quotidien lui semblent désormais impossibles et trop lourdes.
Le spectacle suit cette période en suspens de quelques semaines où Jeanne, réfugiée dans une chambre d’hôtel (simplement signifiée par un matelas au sol), marche (beaucoup) dans la ville, observe, rêve, réfléchit et échange avec deux personnes. Il y a de fait un écart entre ce personnage dont les motivations, la vie passée, les désirs nous échappent, et les deux êtres croisés : le vieil homme étourneau (interprété par l’artiste japonais Yoshi Oïda – parrain, par ailleurs, du Nouveau Gare au Théâtre) – dont la bienveillance tranquille séduit Jeanne – et Lou Reed, jeune femme recluse dans une chambre d’hôtel qui s’est transformée en marais. Tous deux, dont on ne sait s’ils sont de purs fantasmes sortis de son imagination, ou des rencontres métaphoriques nourrissant son cheminement intime, accompagnent par leurs paroles (« Si on n’invite pas, il n’y aura rien. Et pour ça, il faut faire de la place », lui glisse ainsi le vieil homme) ou leur seule présence l’errance de Jeanne. Une errance diffuse, qui s’étend lentement au fil de la représentation, tout en demeurant également faite de nombreuses zones d’ombres.
Choisissant de se saisir de ce thème de la disparition volontaire de personnes (démarche au sujet de laquelle on cite souvent le Japon, mais qui concernerait en France près de 70 000 personnes chaque année en France), sujet qui infuse régulièrement le théâtre contemporain (citons le spectacle Ceux qui se sont évaporés), Yan Allegret assume de rester dans l’inconnu. Plutôt que d’expliciter et de chercher des motivations, l’auteur dessine ce personnage banal qu’est Jeanne en l’offrant possiblement comme une surface de projection pour les spectatrices et spectateurs. Et la présence de Lou Reed et du vieil homme étourneau, avec l’univers qu’il et elle charrient, apparaissent comme des signes poétiques, des réponses se voulant métaphysiques à des errances et questionnements partagés par nombre d’entre nous. Mais en se maintenant dans cet entre-deux, entre trivial et poésie, le spectacle n’évite pas un revers : celui de nous maintenir sur le seuil de ce qui se joue. La douceur générale de la forme, la pudeur (quant à la vie de Jeanne), les quelques dialogues parfois éculés du couple et la timidité à ancrer cette femme plus avant dans le monde qu’elle décide de déserter en viennent à amoindrir le propos. En conservant la focale sur sa seule mise en mouvement intime et celle de sa famille et en contournant soigneusement toutes questions sociales et politiques, Jeanne peine à atteindre, percuter, et à transmettre toute la violence, les réflexions et les bouleversements liés à l’état de sidération que ce personnage a traversés.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Jeanne
Texte et mise en scène Yan Allegret
Avec Julie Moulier, Olivier Constant, Yoshi Oïda, Olga AbolinaCollaboratrice artistique et dramaturge Isabelle Pillot
Collaboration artistique pour France Culture Laurence Courtois
Son et musique Demi Mondaine Scénographie et lumières Philippe Davesne et Yan Allegret
Régie Lumière Philippe Davesne Régie son Vivien Chabin
Costume Anne Leray
Collaboratrice artistique et dramaturge Isabelle PillotProduction (&) So Weiter. Coproduction Théâtre Jean Vilar – Vitry-sur-Seine, Espace Bernard-Marie Koltès – Metz – scène conventionnée d’intérêt national, ECAM – Espace Culturel André Malraux, Nouveau Gare au Théâtre – Vitry-sur-Seine, France Culture Aide à la création Artcena, DRAC Ile-de-France et département du Val de Marne.
Avec le soutien de la Fondation Pomaret, de la SPEDIDAM, de la Chartreuse de Villeneuve les Avignon (Centre National des écritures du spectacle), du Théâtre de la Tête Noire – coup de cœur du comité de lecture, du Théâtre des Carmes Avignon, du Théâtre de l’Echangeur – Bagnolet, du dispositif d’insertion de l’Ecole du TNB.
Yan Allegret a bénéficié d’une bourse de création du Centre National du Livre ainsi que d’une résidence d’auteur de la Région Ile-de-France. Le texte a été soutenu par France Culture qui lui a octroyé une prime d’inédit. Avec le soutien de la Chartreuse de Villeneuve les Avignon (Centre National des écritures du spectacle). Sélection 2018 Comité de lecture « À mots découverts ». Lauréat comité de lecture Influenscènes. Texte lauréat ARTCENA Novembre 2019. Publication du texte chez Quarttet en mars 2020.
Durée 1h30
Théâtre de l’Echangeur
du 6 au 11 mai 2024
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