Le dessous des cartes de « Maria »
Avec émotion, tendresse et justesse, Gaëlle Hermant et Olivia Barron plongent dans la vie de la voyante Maria Vassalli, et révèlent la belle humanité qui, avant toute chose, sous-tend la pratique de la cartomancie.
Les chemins de la création amènent parfois à croiser la route d’une personne à ce point hors du commun qu’elle mérite à elle seule qu’un spectacle lui soit consacré. En compagnie de l’autrice et dramaturge Olivia Barron – qui, depuis sa sortie de l’École du Théâtre national de Strasbourg, a notamment collaboré avec Julie Berès (Petit Eyolf), François Orsoni (La Mort de Danton), Delphine Hecquet (Nos solitudes), le Collectif OS’O (Caverne) et Émilie Charriot (L’Amante anglaise) –, la metteuse en scène Gaëlle Hermant s’est d’abord lancée dans l’écriture d’une pièce où officiait un personnage de voyante. « Pour nous, cette pratique relevait de l’inconnu, voire du charlatanisme ou même parfois de l’escroquerie, explique l’artiste dans sa note d’intention. Le sujet nous questionnait, car beaucoup de gens nous avouaient avoir recours à la voyance ou à d’autres forces dites paranormales dans leur quotidien ». Parmi ces « gens », figure l’une des amies de Gaëlle Hermant, qui lui parle de sa propre cartomancienne, Maria Vassalli. Âgée d’une quarantaine d’années, elle tire le tarot, chez elle, dans le 18e arrondissement de Paris, au sein de son appartement transformé en salon de voyance. Intriguées, Gaëlle Hermant et Olivia Barron partent à sa rencontre pour nourrir leur pièce, échangent avec elle, et voient leur projet prendre un virage singulier : « Maria s’est alors confiée à nous. Elle nous a ouvert son histoire. Son imaginaire, son récit intime, sa pratique, et ses doutes. Il y a des rencontres comme ça qu’on ne peut pas laisser passer. Ces moments de vérité comme des moments de suspensions dans nos vies. En rencontrant Maria, nous sommes devenues porteuses d’un récit que nous devions à notre tour transmettre. »
Sur le plateau du TGP, où leur spectacle, sobrement et logiquement intitulé Maria a vu le jour, c’est pourtant la comédienne Boutaïna El Fekkak qui, telle qu’en elle-même, s’adresse dans un premier temps aux spectatrices et spectateurs. Après une courte digression sur les pouvoirs du théâtre, l’actrice se lance dans une tirade sur les jnouns, ces petites créatures invisibles, et souvent maléfiques, qui, dans les cultures musulmanes et arabes, y compris au Maroc d’où elle est originaire et où elle a grandi, sont décrites comme responsables de manifestations inexplicables, voire de phénomènes de possession. Pendant toute cette prise de parole, gravite autour de la comédienne une femme au comportement pour le moins étrange. Cintrée dans une robe ancestrale, elle a l’allure d’une Papesse, l’une des figures majeures du tarot. Peu à peu, sans qu’on s’en aperçoive d’abord vraiment, Boutaïna El Fekkak, sous l’effet, peut-être, de cette femme mystérieuse, tend alors à s’effacer pour se laisser envahir par Maria Vassalli, et devenir la dépositaire de ses mots, de son ton et, surtout, de son histoire. Avec une gouaille séduisante, la voyante replonge alors dans son enfance italienne, dans cette maison proche de L’Aquila où, depuis son plus jeune âge, elle voyait sa mère tirer les cartes à tout le village. Formée, presque malgré elle, à l’art du tarot, elle parfait son intuition, s’entraîne à chercher le Soleil dans le tas de cartes retournées, se met à anticiper l’identité des personnes qui cherchent à joindre sa mère au téléphone. En digne héritière, la trajectoire de Maria Vassalli semble toute tracée, mais deux événements tragiques, un drame et un crime, viennent entraver sa voie, et ébranler sa foi naturelle dans la cartomancie.
Ce récit authentique, Gaëlle Hermant et Olivia Barron ont, avec doigté et audace, décidé d’y glisser quelques fragments fictionnels. Sur la route de la voyante, comme convoqués par elle, s’invitent successivement les personnages de Léo-Paul, qui, même s’il ne croit pas aux pouvoirs des cartes, tient à savoir pourquoi il est obsédé par la potentielle mort in utero de son fils qui s’apprête à naître, de Jack, qui ne s’est jamais remis de la disparition brutale de sa femme et cherche à entrer une dernière fois en contact avec elle, et d’Erika, qui a vécu une expérience troublante en Anatolie au contact d’une prophétesse prédisant l’avenir grâce à son lien spirituel avec un enfant mort. D’abord respectivement dissimulés derrière les arcanes majeurs du Mat, du Pape et de la Papesse, ces trois protagonistes, une fois dépouillés de leurs oripeaux vestimentaires, révèlent le coeur battant, et sensible, de la pièce de Gaëlle Hermant et Olivia Barron, cette humanité, puissante, motrice, presque irradiante, qui, avant toute chose, sous-tend la pratique de la cartomancie. Avec ce dialogue étroit entre réel et fiction, entre les consultants et leur voyante, les deux co-autrices complètent le récit de Maria et, avec une infinie justesse qui trahit la profondeur de leur travail de recherche, débarrassent ce thème de tout le folklore ésotérique qui peut parfois l’entourer pour n’en garder que la substantifique moelle : une rencontre entre deux personnes qui permet, à l’une, de « mieux rêver pour mieux réaliser les choses », et, à l’autre, comme le dit Maria Vassalli elle-même, « d’aimer un petit plus, d’aimer une autre histoire ».
Cet entre-deux dramaturgique, Gaëlle Hermant parvient à le traduire dans son geste de mise en scène qui cultive, à l’image du tarot, le clair-obscur. Situé dans une zone grise ni tout à fait réaliste ni tout à fait abstraite, il joue avec les codes du paranormal sans jamais s’y complaire, et paraît irriguer par une force magique, véhiculée par les belles lumières de Benoît Laurent, qui permet à l’espace de se déployer et de se métamorphoser. Si la relation entre le jeu des interprètes et la composition musicale de Viviane Hélary pourrait être encore renforcée, si quelques idées de mise en scène – à l’instar de l’enroulement trop progressif du tapis de sol – paraissent encore à parfaire, Gaëlle Hermant réussit à installer une ambiance envoûtante et peut, pour redoubler ce doux charme, compter sur une solide brochette de comédiennes et comédiens, à commencer par Boutaïna El Fekkak, émouvante en maîtresse de cérémonie à la fois forte et fragile, et John Arnold, bouleversant dans le rôle du veuf à tout jamais éploré. Des performances qui, de surcroit, au soir de la première, paraissaient, de façon assez déconcertante, profiter d’une influence venue d’ailleurs. Dans les déraillements de voix soudains de Manon Clavel et de Boutaïna El Fekkak, dans l’émotion qui n’a cessé de submerger la majorité des comédiennes et des comédiens, tout se passait comme s’ils n’étaient pas tout à fait seuls, comme si les esprits de celles et ceux qu’ils convoquaient s’invitaient dans la danse pour venir augmenter le trouble qui naissait de leurs récits. À la manière, peut-être, de petits jnouns, aussi invisibles que bienveillants.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Maria
de Gaëlle Hermant et Olivia Barron
Mise en scène et scénographie Gaëlle Hermant
Avec John Arnold, Manon Clavel, Boutaïna El Fekkak, Jules Garreau, Viviane Hélary (violon), Claudine Pauly (violoncelle)
Chorégraphie Stéphanie Chêne
Lumière, régie générale et construction du décor Benoît Laurent
Musique Viviane Hélary
Son Léo Rossi-Roth
Costumes Noé Quilichini
Fabrication de maquette et suivi de construction Margot Clavières
Régie plateau Camille Bourmault, Étienne Dauphin
Régie lumière Nicolas De Castro
Habillage Magaly CastellanProduction déléguée Compagnie DET KAIZEN
Coproduction Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis ; Le Phénix – Scène nationale de Valenciennes ; Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – Scène nationale ; Maison de la culture d’Amiens
Avec l’aide de la Direction des affaires culturelles de la Ville de Paris, de la Spedidam – Aide au spectacle dramatique et Aide à la création d’une bande originale
Avec le soutien de la Région Île-de-France au titre de l’aide à la création
Avec le soutien en résidence d’écriture de la compagnie de L’Oiseau-Mouche, Roubaix
Résidences Théâtre Eurydice – ESAT, Plaisir ; Théâtre 13, Paris ; Théâtre du Rond-Point, ParisDurée : 1h45
Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis
du 6 au 16 mars 2025Théâtre Eurydice – ESAT, Plaisir
le 11 avrilThéâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, Scène nationale
durant la saison 2025-2026Le Phénix – Pôle Européen de création, Valenciennes
durant la saison 2025-2026Maison de la culture d’Amiens
durant la saison 2025-2026
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