Dans la foulée de Jacques Osinski au Théâtre de l’Atelier, la metteuse en scène s’empare de la pièce vénéneuse de Marguerite Duras au Théâtre Vidy-Lausanne. Malgré une distribution trois étoiles, composée de Dominique Reymond, Nicolas Bouchaud et Laurent Poitrenaux, elle tend à lui donner une tonalité réaliste qui la prive d’une partie de son pouvoir de fascination.
Qu’elle est étonnante, et précieuse, cette façon qu’ont eu Jacques Osinski et Émilie Charriot, de s’emparer, à quelques semaines d’intervalle seulement, l’un au Théâtre de l’Atelier, l’autre au Théâtre Vidy-Lausanne, de L’Amante anglaise. Comme si l’air du temps – vicié par la logique du « un fait divers = une loi » et par l’opacité toujours plus grande de la mécanique interne des Hommes – commandait d’en revenir à Duras, et plus spécifiquement à cette pièce, qui s’était fait rare dans les programmations théâtrales au cours des dernières années. Pour porter ce texte aussi vénéneux que retors, les deux metteurs en scène ont, en toute logique, et chacun à leur endroit, miser sur des distributions trois étoiles qui, à peine égrenées, mettent l’eau à la bouche : tandis que Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann ont, avec brio, relevé le défi à l’Atelier, il revient désormais à Dominique Reymond, Laurent Poitrenaux et Nicolas Bouchaud de s’y confronter, d’abord sur les rives du Léman, puis à l’occasion d’une tournée qui les conduira, notamment, aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon.
Armé de son smartphone et d’une enceinte portable, Nicolas Bouchaud apparaît d’abord tel qu’en lui-même, et ne tarde pas à diffuser La Folie des Stranglers, avant de dérouler l’histoire, somme toute assez particulière, de ce titre. Pour écrire et composer ce morceau, le groupe de rock britannique s’est inspiré d’un fait divers survenu à Paris en juin 1981, du meurtre commis par Issei Sagawa, un étudiant japonais qui, après avoir tué et violé l’une de ses camarades de promo hollandaise, Renée Hartevelt, avait découpé et mangé certaines parties de son corps. A priori éloigné de l’univers durassien, ce choix musical s’impose en réalité, à la lumière de cette genèse, comme une voie royale qui y conduit tout droit : dans sa manière de montrer que Duras n’est ni la seule, ni la dernière, à transformer la banalité du mal quotidien en matériau artistique, mais aussi dans les échos qui apparaissent entre l’acte du « Japonais cannibale » et celui de Claire Lannes, pierre angulaire de L’Amante anglaise. Si, chez Duras, la meurtrière – double littéraire d’Amélie Rabilloud – n’a jamais mangé le moindre gramme de chair de sa victime, sa cousine sourde et muette Marie-Thérèse Bousquet, elle n’en a pas moins fait subir un traitement de choc à son corps, scindé en plusieurs morceaux avant d’être disséminé dans de multiples trains de marchandises. Et c’est sur cet acte qu’elle est, tout comme son mari, Pierre Lannes, juste avant elle, sommée de s’expliquer par un Interrogateur qui n’est pas venu pour la juger, mais pour comprendre.
D’entrée de jeu, Émilie Charriot propose une composition scénique diamétralement opposée à celle imaginée par Jacques Osinski. Tandis que, chez le metteur en scène, l’Interrogateur siégeait dans la salle, confortablement assis parmi les spectateurs, face à Pierre Lannes, installé au proscenium, devant le rideau de fer abaissé, la jeune artiste fait le choix inverse et confie les clefs du plateau à l’Interrogateur Bouchaud à qui l’Interrogé Poitrenaux répond depuis les gradins. Privé de décor et de costumes, conformément aux demandes de Duras, le premier peut toutefois compter sur l’élégante scénographie conçue par Yves Godin, sur ce rectangle blanc surmonté d’un cadre lumineux – dont l’intensité et la température de couleur varient, du blanc froid au blanc chaud –, qui lui confère un statut singulier, une place à part dans ce dispositif triangulaire, en marge, voire au-dessus, du monde des Hommes.
On ne peut alors que regretter qu’Émilie Charriot, une fois ce décorum posé, n’ait pas su, ou pas voulu, creuser ce sillon et exploiter le filon qu’elle avait à portée de main. Au-delà des déplacements trop réguliers des comédiens qui, contrairement à la rareté et à la précision de ceux orchestrés par Osinski, apparaissent souvent erratiques et moins procédés du texte que d’une recherche pure et simple de mouvement, la metteuse en scène peine à explorer les moindres recoins de la pièce de Duras. En cinquante minutes de moins que son aîné – à ce niveau-là de différence, il ne s’agit pas d’un hasard, mais bien d’un choix –, Émilie Charriot paraît la livrer quasiment à brûle-pourpoint, et avec un tempo plus rapide que celui exprimé, avec discrétion, par l’autrice elle-même – « L’heure est passée ? », s’interroge ainsi Claire Lannes à la fin de son passage sur le grill. Résultat, la langue durassienne n’a pas le temps nécessaire pour se déployer, s’enrober de son propre mystère et, in fine, le diffuser. Alors que, dans L’Amante anglaise, aucune question ni aucune réponse ne peuvent être négligées – « Si vous, vous trouvez la bonne question, je vous jure de vous répondre », assure d’ailleurs Claire à l’Interrogateur –, certaines semblent, dans cette version, expédiées, voire passées à la trappe. Surtout, au milieu de cette économie de mots, Duras cultive, comme toujours, une culture du silence, et des silences, qu’Émilie Charriot ne réussit pas, en dépit de plusieurs belles et régulières tentatives, à exploiter pleinement.
Sans jamais démériter, armés de leur imperturbable présence, de leur solidité et de leur précision qui permettent au spectacle de tenir bon, Dominique Reymond, Nicolas Bouchaud et Laurent Poitrenaux sont alors, et malgré tout, privés d’une partie de cette aura mystérieuse et de ce pouvoir de fascination qui font tout le sel de la pièce de Duras. Aux commandes de personnages que l’on pourrait presque lire comme des livres ouverts, ils accouchent d’une composition un peu trop rivée au réel, où l’Interrogateur n’est qu’un vulgaire enquêteur, où Pierre Lannes est sans doute trop présent, pas assez évanescent, pas assez ambivalent – et même parfois en colère, alors qu’il paraît, en théorie, revenu de tout – et où Claire, avec son ton un brin gouailleur, semble correspondre à la vision qu’en donne son mari : celle d’une femme bête, voire perverse, dépourvue de ce monde intérieur qu’elle cultive pourtant sur le banc de son jardin. Sous l’effet de cette forme de banalisation, ce sont alors des pans entiers du sous-texte qui restent dans l’ombre. Au-delà de la critique en règle de la bourgeoisie, affaiblie par un Pierre Lannes trop peu cruel et par une Claire insuffisamment bourgeoise, les échanges entre les deux duos ressemblent davantage à un match qu’à un partenariat au service de la recherche d’une vérité enfouie. Au lieu de tout faire pour se libérer de son carcan mental, Claire Lannes paraît alors, sous la houlette d’Émilie Charriot, se complaire dans les zones grises, et peut-être même en jouer, à la manière d’une criminelle ordinaire, trop ordinaire, dont on voit mal, en l’état, comment elle aurait pu fasciner Duras pendant tant et tant d’années.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’Amante anglaise
de Marguerite Duras
Mise en scène Émilie Charriot
Avec Nicolas Bouchaud, Laurent Poitrenaux, Dominique Reymond
Dramaturgie Olivia Barron
Lumière et scénographie Yves Godin
Régie lumière et générale Thierry Morin
Répétitrice Loubna Raigeau
Costumes Caroline Spieth
Construction décor Ateliers du Théâtre Vidy-LausanneProduction Compagnie Émilie Charriot
Coproduction Théâtre Vidy-Lausanne ; Odéon-Théâtre de l’Europe ; Théâtre Saint-Gervais – Genève ; Bonlieu Scène nationale Annecy
Avec le soutien de la Ville de Lausanne, la Loterie Romande, Pro Helvetia – Fondation suisse pour la culture, la Fondation Jan Michalski, la Fondation Ernst Göhner, la Fondation suisse des artistes interprètes SIS, les Affaires culturelles du Canton de VaudDurée : 1h35
Théâtre Vidy-Lausanne
du 27 novembre au 8 décembre 2024La Coursive, Scène nationale de La Rochelle
les 7 et 8 janvier 2025Bonlieu, Scène nationale Annecy
du 21 au 25 janvierThéâtre Saint-Gervais, Genève
du 30 janvier au 2 févrierOdéon-Théâtre de l’Europe, Paris
du 20 mars au 13 avril
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