Au Festival d’Avignon, Madeleine Louarn et Jean-François Auguste tirent le conte philosophique de Jonathan Swift vers la fable résolument politique, et génèrent un joli jeu d’échos entre son monde et le nôtre, mais aussi entre le public et les comédiens en situation de handicap intellectuel de la troupe Catalyse.
Voilà plusieurs années que Madeleine Louarn et les comédiens en situation de handicap intellectuel de la troupe Catalyse prennent leurs quartiers d’été au Festival d’Avignon. Avec, toujours, cette même exigence textuelle, on les a vus se frotter, en 2016, à l’écriture de Frédéric Vossier dans Ludwig, un roi sur la lune, réenvisager, en 2018, l’oeuvre de Franz Kafka avec Le Grand Théâtre d’Oklahama, avant d’investir, cette année, l’univers singulier de Jonathan Swift, et plus précisément le troisième chapitre des Voyages de Gulliver. Pour la metteuse en scène, il s’agit, en réalité, d’une sorte de retour vers le futur, sur une planète qu’elle a déjà explorée pour s’être attaquée, il y a plus de trente ans, au quatrième chapitre de ces mêmes Voyages. Sauf que, cette fois, la société de chevaux civilisés des Houyhnhnms, où la place des bêtes incultes est tenue par des Hommes, a été remplacée par un archipel, celui de Laputa, où Gulliver a fait naufrage.
Composée de quatre îles – Laputa, Lagado, Glubdubdribb et Luggnagg –, l’endroit est peuplé de civilisations pour le moins curieuses, où un roi et sa cour sont davantage préoccupés par la santé du soleil que par celle du peuple, où des académiciens tentent de s’affranchir du cycle biologique pour, affirment-ils, « améliorer la condition humaine », où un magicien est capable de faire revenir des fantômes, comme ceux de Brutus et Napoléon Ier, et où certains hommes sont nés immortels, pour leur plus grand malheur. A travers ces étranges figures qui pavent la route de Gulliver, Jonathan Swift dresse le portrait de son époque, le XVIIIe siècle, en proie à des bouleversements qui transforment la société ; et Madeleine Louarn, en se juchant sur ses épaules, tente de les faire entrer en résonance avec la nôtre.
Accompagnée par son désormais fidèle Jean-François Auguste, elle s’adonne à un spectacle plus directement politique que ses précédents – y compris sa récente et enthousiasmante adaptation d’Opérette de Witold Gombrowicz avec les jeunes comédiens de l’Ecole du TNB. Par la bande, les références entrent en écho avec notre monde, et frappe les consciences : de ce roi qui se prend pour « Jupiter » au mépris furieux pour « le peuple d’en bas », de la dérive autoritaire d’un régime au nom de la protection de la population à la lutte armée entre République et Empire, de la réunion de deux moitiés de cerveau, l’une conservatrice, l’autre socialiste, pour former un cerveau étiqueté « en même temps » – d’où ne sort qu’une immense bouillie intellectuelle – à la rencontre avec ces immortels qui, alors que Gulliver pensait y voir la martingale, ne sont plus que l’ombre des Hommes, leur enveloppe corporelle décharnée et sans âme. Ces échos sont d’autant plus prononcés que, pour la première fois, les comédiens de la troupe Catalyse ont pu apposer leur patte et mettre une partie d’eux-mêmes dans le texte qui leur était confié grâce à un processus d’écriture collective qui visait à rapprocher l’oeuvre de Swift d’eux, et de nous.
Au plateau, on sent alors cette belle bande encore plus investie qu’à l’accoutumée, comme dépositaire du substrat textuel qu’elle a entre les mains. Au soir de la troisième représentation, tous étonnaient par leur présence scénique – sous-tendue par les sublimes costumes de Clémence Delille et la scénographie poético-fantastique d’Hélène Delprat, qui regorge de trouvailles – et leur maîtrise d’un texte qui ne leur fait aucun cadeau, à commencer par Manon Carpentier, impertinente Gulliver, et Guillaume Drouadaine, qui ne cesse de surprendre depuis son rôle de Ludwig. Rassurés par la jolie confiance que leur accordent Madeleine Louarn et Jean-François Auguste, ils paraissent même de plus en plus enclins à la prise de risque et de plus en plus friands de cet humour qui fait tout le charme, subtil et sensible – même dans ses contours scatologiques –, de leur proposition. Comme si, à mesure que le temps passait, ils volaient toujours plus haut de leurs propres ailes.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Gulliver, le dernier voyage
Texte librement inspiré des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift et réécrit pour le théâtre par la troupe Catalyse
Mise en scène Madeleine Louarn et Jean-François Auguste
Avec Pierre Chevallier et les interprètes de la troupe Catalyse : Tristan Cantin, Guillaume Drouadaine, Manon Carpentier, Emilio Le Tareau, Christelle Podeur, Jean-Claude Pouliquen, Sylvain Robic
Scénographie Hélène Delprat
Lumière Mana Gauthier
Assistanat lumière Loris Gemignani
Costumes Clémence Delille
Accessoires Marie Benoite Fortin, Hélène Delprat
Musique Alain Mahé
Dramaturgie et ateliers d’écriture Pierre Chevallier, Leslie Six
Accompagnement éducatif de Catalyse Erwanna Prigent, Julien RonelProduction Centre national pour la création adaptée, Cie For Happy People And Co
Coproduction MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis à Bobigny, Le Quartz Scène nationale de Brest, La Comédie de Reims, Théâtre national de Bretagne, Points communs nouvelle Scène nationale de Cergy-Pontoise / Val d’Oise, Théâtre des 13 vents Centre dramatique national de Montpellier, Théâtre du Pays de Morlaix Scène de territoire pour le théâtre, ESAT des Genêts d’Or
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalDurée : 1h15
Festival d’Avignon 2021
Théâtre Benoît XII
du 19 au 24 juilletSEW, Morlaix
du 2 au 6 octobreComédie de Valence
les 14 et 15 octobreComédie de Reims
du 24 au 26 novembreMaison du Théâtre dans le cadre de la saison du Quartz à Brest
les 7 et 8 décembreMC 93, Bobigny
du 3 au 6 févrierMC2: Grenoble
du 2 au 4 marsThéâtre national de Bretagne, Rennes
du 12 au 21 maiComédie de Genève
les 8 et 9 juin
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