Au Théâtre Nanterre-Amandiers, l’auteur et metteur en scène argentin orchestre un double récit familial où, sous la douceur et l’humour, se cachent des questionnements politiques et existentiels.
Face à la scénographie de Los Años, la tentation est grande de s’adonner, dans un réflexe quasi enfantin, au jeu des sept différences. Les deux maisons qui se côtoient sur le plateau du Théâtre Nanterre-Amandiers sont, à première vue, gémellaires en tous points : même structure sur deux étages, même escalier demi-tournant, même agencement de l’espace, mêmes revêtements au sol, mêmes peintures et tapisserie sur les murs. Le diable se cache, comme souvent, dans les détails, et il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour détecter de micro-changements, pour remarquer que la vaisselle, le mobilier, les luminaires, la climatisation et même les rideaux sont discordants, comme modernisés. En réalité, malgré les quelques centimètres qui les séparent, ces deux bâtisses ont trente ans d’écart. L’une, à jardin, provient des années 2020 et l’autre, à cour, des années 2050. Ce dispositif, Mariano Pensotti l’a, comme à son habitude, utilisé pour bâtir une pièce à son image, dotée d’une symétrie imparfaite, parée de reflets inversés et habitée par des êtres qui, sans être fondamentalement différents, ne sont plus tout à fait les mêmes.
Façon de dire que tout n’est pas perdu, le monde de 2050 ne présente pas un visage violemment dystopique, mais plutôt, et non sans ironie, subtilement évolutif et diablement contrasté. Après vingt ans de gouvernement écologiste, les forêts ont gagné les villes, la chasse au cerf, devenu endémique, s’est transformée, comme la corrida, en nouveau passe-temps à la mode, les gens ne mangent plus de légumes, décrétés mauvais pour la santé, mais uniquement de la viande, certains Hollandais se sont réfugiés en Amérique latine après la submersion de leur pays, le parti favorable à un rattachement de l’Argentine à l’Espagne est aux portes du pouvoir, les réseaux sociaux sont désertés et les écrans délaissés par des individus qui leur préfèrent désormais le contact physique. Dans ce contexte, le cinéma a fait long feu au profit du spectacle vivant. Comme le mode de jeu expressionniste, qui a supplanté le réalisme, le récital piano-voix fait fureur, et sert de modèle artistique à la narratrice de Los Años pour relater son histoire.
Dans une logique inversée par rapport aux canons habituels, cette comédienne se raconte depuis le futur et se rappelle d’un temps où elle s’apprêtait à naître. En 2020, son père, Manuel, et sa mère habitaient à Buenos Aires et se préparaient à vivre une existence emplie de félicité et d’amour ; en 2050, les belles promesses ont vécu et la relation père-fille apparaît profondément distendue. Installé en Allemagne avec sa nouvelle femme, Manuel est de retour en terres argentines pour participer à un festival où doit être présenté le documentaire qui, trente ans plus tôt, avait fait sa renommée. Alors qu’il prêtait main forte à l’un de ses amis, réalisateur d’un film sur l’architecture de Buenos Aires comme copie non conforme des bâtiments européens, le jeune homme d’alors avait fait, au détour d’une prise de vue, la rencontre de Raúl, un garçonnet livré à lui-même. Manuel s’était alors mis en tête de filmer son errance, son existence en mode survie, sa résilience, dans une démarche obsessionnelle qui provoqua la chute de sa propre famille.
Et c’est bien cette quête qui constitue le cœur battant de la pièce de Mariano Pensotti, comme révélateur des différents effets miroir que l’auteur et metteur en scène argentin a patiemment semés en chemin. Dramaturgiquement habile dans sa façon d’enchevêtrer les époques et les destins, soucieuse de ne jamais égarer le spectateur, elle ne cesse de multiplier, par la bande et en sous-main, les questionnements politiques et existentiels. Sous ses airs de conte de fées, voire de telenovela, elle met en regard l’extrême pauvreté d’un gamin des rues et l’utopie ratée de la República de los Niños – ce parc à thème construit sous Perón et devenu depuis un paradis perdu –, la dureté du monde réel et les beaux discours d’individus enfermés dans leur bulle sociale, l’avenir compromis d’un garçon laissé à son triste sort et celui apparemment tout tracé de trentenaires déconnectés. À travers cette histoire familiale, c’est toute une société, elle-même construite, jusque dans son urbanisme, en miroir des sociétés européennes, qui peut se regarder en face, examiner son propre reflet, et en ausculter les failles, plus discrètes que béantes.
En équilibre subtil entre dynamique romanesque et situations théâtrales, Los Años ne fait, pour autant, jamais le pari du pathos. Au long de la jolie composition musicale de Diego Vainer, Mariano Pensotti déploie, au contraire, un univers empreint de douceur, d’humour, et même d’une certaine joie de vivre, capable, par sa simplicité même, propre aux histoires de famille, d’embarquer le plus grand nombre. Porté avec une incroyable aisance par la narratrice-comédienne Bárbara Masso, le récit, savamment rythmé, permet d’apprécier les évolutions intellectuelles et la permanence des caractères, joue avec la mutation des discours et l’invariabilité des postures corporelles. Comme si les années transformaient tout, mais n’effaçaient rien, comme si, dans une rafraîchissante note d’espoir, le futur restait, qu’on en dise, entre nos mains, impatient d’être modelé par des intentions qu’il est encore temps de réinventer.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Los Años
Texte et mise en scène Mariano Pensotti
Collectif Grupo Marea (Mariano Pensotti, Mariana Tirantte, Diego Vainer, Florencia Wasser)
Avec Mara Bestelli, Bárbara Masso, Paco Gorriz, Julian Keck, Javier Lorenzo et le musicien Diego Vainer
Dramaturgie Aljoscha Begrich, Martín Valdés-Stauber (Münchner Kammerspiele)
Chorégraphie Luciana Acuña
Décor et costumes Mariana Tirantte
Lumières David Seldes
Création musique Diego Vainer
Vidéo Martín Borini
Son Ernesto Fara
Assistant à la scène et plateau Juan Reato
Traduction Guillermo PisanoProduction Grupo Marea
Production déléguée de la tournée européenne Festival d’Automne à Paris
Diffusion ART HAPPENS
Coproduction Ruhrtriennale (Bochum) ; Münchner Kammerspiele (Munich) ; HAU Hebbel Am Ufer (Berlin) ; Künstlerhaus Mousontorum (Francfort) ; Complejo Teatral de Buenos Aires
Avec le soutien du Goethe Institut
Coréalisation Théâtre Nanterre-Amandiers ; Festival d’Automne à ParisDurée : 1h45
Théâtre Nanterre-Amandiers, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 13 au 18 décembre 2022
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