Avec son sens aigu de la narration, le metteur en scène argentin brouille les frontières entre fiction et documentaire pour mieux ausculter l’influence du faux sur le vrai et de l’art dramatique sur le réel.
D’apparence moins spectaculaire que celle de son précédent spectacle, Los Años, où deux maisons faussement gémellaires se côtoyaient à quelques dizaines d’années de distance, la « machine scénique » de la dernière création de Mariano Pensotti, La Obra, est pourtant pourvue de la même charge narrative. Conçue par sa fidèle scénographe, Mariana Tirantte, également à l’origine de l’impressionant décor de Cineastas, la structure en demi-cercle montée sur une tournette – qui, une fois lancée, ne s’arrêtera (presque) jamais – donne à la scène du Théâtre de la Cité Internationale l’allure d’un immense manège qui, tout à la fois, dissimule, révèle et masque pour mieux mettre en lumière, tout en faisant tourner les têtes. À commencer par celle de Walid Mansour, un metteur en scène d’origine libanaise, qui, tel un double fictionnel de Mariano Pensotti, s’impose comme le grand ordonnateur du spectacle, mais aussi du récit, construit à partir de sa passion nouvelle, devenue obsessionnelle, pour la vie d’un certain Simon Frank, dont les projets mégalo-artistiques vont le conduire en Argentine.
Dans les années 1960, nous raconte l’artiste, ce juif polonais qui, après avoir réchappé des camps d’extermination nazis, a décidé d’émigrer de l’autre côté de l’Atlantique, a concrétisé une ambition un peu folle : reconstituer, par l’artifice théâtral, sa vie passée, celle de la Varsovie d’avant la Seconde guerre mondiale. Dans le petit village perdu où il avait atterri, l’homme s’est d’abord concentré sur son ancienne maison qu’il a reproduite à l’identique. Au coeur de cette fausse habitation, instituée en théâtre, il s’est adonné à quelques seuls en scène qui, rapidement, ont attiré ses voisins, devenus spectateurs d’un soir. Sans douté dopé par ses premiers succès, Simon Frank a voulu voir les choses en plus grand. Au milieu des champs qu’il avait investis, il a élargi son entreprise et reconstitué les rues de la capitale polonaise qui bordaient sa maison. Spectateurs passifs, plusieurs villageois ont alors pris part au projet et endossé les rôles techniques ou artistiques qui leur étaient confiés. Et c’est auprès de cette cohorte que Walid Mansour mène son enquête pour remonter le fil de cette aventure d’une quarantaine d’années qui, sous le nom de « Nueva Varsovia », a su progressivement enthousiasmer les foules.
Acteur ou technicien, de très longue date ou plus éphémère, chacun se confie, à tour de rôle, sur la place qu’il occupait dans ce processus créatif hors du commun, mais aussi sur l’impact que celui-ci a eu sur sa vie au quotidien. Comme si en participant à la construction de cet édifice artistique démesuré, tous avaient été contaminés par sa folie intrinsèque, transformés durablement par la reconstitution de cette histoire qui, même si elle était soit-disant inspirée de faits réels, n’en devenait pas moins factice une fois passée à la moulinette théâtrale. C’est alors que la mise en abîme imaginée par Mariano Pensotti prend toute sa dimension. À couches multiples – et nous ne les révélerons pas toutes ici pour ne rien divulgâcher –, ce jeu avec le vrai et le faux s’insinue dans les moindres interstices de La Obra. Dans le récit premier, où les comédiennes et comédiens de Simon Frank sont influencés par leurs personnages ; dans le récit-cadre, où Walid Mansour lui-même se débat pour trouver le chemin de la vérité, y compris dans sa vie personnelle ; mais aussi dans la mise en scène de l’artiste argentin. En empruntant les codes du théâtre documentaire – mise en valeur de témoignages, extraits d’émissions télévisées, archives vidéo… –, il fait montre d’une précision scénique et dramaturgique telle qu’il est difficile, au sortir, de dire, avec assurance, si l’histoire de Simon Frank est réelle, ou si elle relève d’une pure fiction.
Parfois cousu de fil blanc, tirant de temps à autre un peu trop du côté du roman dans sa façon de mettre très à distance le récit, tels des défauts inhérents à sa dynamique de poupées russes, la progression narrative s’avère, malgré tout, remarquable de fluidité. Loin de perdre les spectateurs dans des méandres labyrinthiques, elle les laisse plutôt aux commandes de ce qu’ils veulent y voir, et en penser, joue avec leurs propres repères, attentes et connaissances – comment ne pas penser, par exemple, à La disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez ? –, et ne cherche jamais à faire reluire le subtil jeu de miroirs qu’elle orchestre, mais souhaite plutôt les rendre le plus transparent possible, voire quasiment invisibles. Dans ce bal masqué à grande échelle, les comédiennes et les comédiens, portés par la musique live interprétée par Julián Rodríguez Rona, s’en donnent à coeur joie et sont aussi précis dans leur appréhension du manège scénographique, qui les contraint au mouvement perpétuel, que dans leur incarnation des vrais-faux témoins. Jusqu’à alimenter la grande illusion projetée par Mariano Pensotti, celle d’un théâtre de la vie, de l’Histoire et du monde, dont les contours sont suffisamment flous, et poreux, pour que les forces du réel et de la fiction, de la vérité et du mensonge s’unissent et se confondent.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Obra
Texte et mise en scène Mariano Pensotti
Avec Rami Fadel Khalaf, Alejandra Flechner, Diego Velázquez, Susana Pampin, Horacio Acosta, Pablo Seijo
Musicien Julián Rodríguez Rona
Décor et costumes Mariana Tirantte
Musique Diego Vainer
Production artistique Florencia Wasser
Lumière David Seldes
Vidéo Martin Borini, José Jimenez
Assistance à la mise en scène Juan Francisco Reato
Dramaturgie Aljoscha BegrichProduction Grupo Marea
Diffusion ART HAPPENS
Producteur délégué de la tournée européenne Festival d’Automne à Paris
Coproduction Wiener Festwochen (Vienne) ; Athens Epidaurus Festival ; Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa ; Printemps des comédiens (Montpellier) ; Festival d’Automne à Paris
En collaboration avec Grand Theatre GroningenDurée : 1h35
Théâtre de la Cité Internationale, dans la cadre du Festival d’Automne à Paris
du 23 au 26 octobre 2023
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