Révélations de la dernière création très originale de Marion Siéfert intitulée Daddy, Lila Houel et Louis Peres se livrent, avec une vérité et une intensité émotionnelles époustouflantes, à un jeu virtuel qui interroge des rapports de domination bien réels dans la société contemporaine. Portraits croisés.
Présenté à l’Odéon puis à la Commune d’Aubervilliers, et toujours en tournée, Daddy est une expérience « de longue haleine, aussi épuisante que galvanisante » selon son interprète masculin. La pièce est sans doute la plus ambitieuse et audacieuse de la metteuse en scène Marion Siéfert qui revient aux sujets de prédilection qui sont les siens : l’enfance, l’adolescence, la construction de soi et de mondes parallèles car virtuels, déjà explorés dans Deux ou trois choses que je sais de vous, son premier spectacle, Le Grand Sommeil puis _jeanne_dark_, performé sur Instagram. Lila Houel, la très jeune actrice qui incarne le rôle principal dans Daddy, a découvert l’annonce à seulement 14 ans en cherchant sur internet des sites de castings. Après l’envoi d’une vidéo, elle auditionne malgré une entorse du genou et un texte partiellement su. « Je n’ai jamais pris un cours de théâtre professionnel mais j’aimais imaginer pleins de choses dans ma tête, chanter et sentir que j’émouvais les gens » confie-t-elle.
Elle est prise pour jouer Mara, une ado qui veut échapper à la monotonie de son cocon familial étriqué et déclassé en scrollant sur son téléphone et en endossant l’avatar de guerrière qu’elle s’est créé sur une plateforme de jeu en ligne. « Marion Siéfert était à la recherche d’une âme à rencontrer, quelqu’un capable de faire ressentir de la bonté » explique l’actrice qui n’a pas eu simplement à revêtir l’habit d’un personnage de Lolita ingénue préalablement dessiné mais bien à participer personnellement à la construction du personnage. « Beaucoup du texte de départ a évolué et changé. Cela s’est fait à l’écoute de mes doutes, de mes failles, en laissant toute la place nécessaire pour développer qui je suis » raconte-t-elle. « C’est un rôle sur mesure. Si bien qu’il remue des choses en moi. En suivant le parcours difficile que vit Mara, je traverse des choses qui m’appartiennent aussi, mais de façon sécurisée, car c’est un personnage qui me protège… j’apprends à travers lui que je ne me laisserai jamais embobiner ».
A l’issue d’une session de jeu vidéo, Mara entre en contact avec un homme plus âgé, presque trentenaire, prénommé Julien. Lui incarne la vie dont elle éprise : l’argent, l’éloignement, l’affranchissement. Surtout, il lui donne l’impression de vraiment s’intéresser à elle en lui proposant de réaliser son rêve : devenir actrice, gagner la célébrité. A partir de là, naît une relation trouble d’emprise où l’innocence et la vulnérabilité de l’héroïne se voient cruellement abusées. « En tant qu’interprète, je ne peux ni ne dois condamner mon personnage » explique Louis Peres qui joue aussi bien sur le plan de la séduction que sur celui de la dangerosité, au point d’ailleurs de susciter des réactions épidermiques et fortement contrastées de la part du public. Pour aborder cette figure édifiante de monstruosité, il dit s’être inspiré du film Inglourious Basterds de Taratino ou de Jack Nicholson dans Shining de Kubrick. « Je vais vers la part la plus noire du personnage en m’attelant à ne pas le détester mais plutôt en sondant ses motivations, ses fragilités, et ainsi mettre en évidence sa force obscure comme ses zones de lumières. Ce n’est pas l’archétype du héros qui me passionne mais son humanité »
Marion Siéfert et son coauteur, Matthieu Bareyre, décrivent dans Daddy le piège de la prédation en explorant et dénonçant ses mécanismes : l’exploitation des individus, la marchandisation des corps, autant d’éléments banalisés par la société capitaliste et la culture populaire. La relation destructrice qui se joue au cœur de la pièce prend judicieusement place dans l’esthétique inventive et bigarrée des jeux vidéos, du clip musical, du conte de fées ou du films d’horreurs. A la fois « grand public » ou plus nichées, ces références amalgamées permettent de déployer un univers de pure créativité, ce qu’atteste le comédien Louis Peres : « la spécificité du travail de Marion Siéfert est d’ouvrir les horizons techniques en convoquant et mélangeant beaucoup de lumière, de sons, d’images. Surtout, elle offre un espace de discussions, de réflexions. Je la remercie de m’avoir permis de participer à un spectacle qui est une voix qui s’élève contre les dérives que l’actualité révèle. C’est un combat qui me touche ».
Aux yeux de sa partenaire, « Louis est quelqu’un qui n’est pas du tout cringe, mais au contraire quelqu’un qui prend soin, qui est très attentionné. J’ai une totale confiance en lui. » avoue-t-elle. De son côté, le comédien voit en la jeune actrice, une véritable « graine de star qui chaque soir déploie sur scène une force colossale sans chercher à faire de l’effet ». Louis Peres a commencé le théâtre en participant presque contraint et forcé à une master-classe de Jean-Laurent Cochet puis a étudié aux cours Florent. Avec un désir de jeu évident, il se fait désormais aussi bien connaître sur les plateaux qu’à l’écran, dans une nouvelle adaptation télévisuelle de Germinal de Zola, à l’affiche du film Tropic ou de la série Sentinelles. « J’essaie surtout d’être dans le présent. Mais à l’avenir, j’aimerais faire beaucoup de cinéma et revenir plus tard au théâtre » dit-il. Des rôles tels que Ruy Blas ou Cyrano lui passent par la tête. Aussitôt il s’enflamme en citant quelques vers hugoliens. « Aussi flamboyants que miséreux, j’aime leur dualité ». Aujourd’hui, Lila Houel pense au cinéma, même si le théâtre s’est offert à elle comme « un vrai espace de délivrance. Elle s’y sent « libre, soutenue ».Elle confie :« je veux vivre des choses alignées à mes envies et mes besoins, faire ce qui est bénéfique pour moi ».
Christophe Candoni www.sceneweb.fr
Le palmarès 2023 de Christophe Candoni
Meilleur spectacle de théâtre français : Daddy de Marion Siéfert
Révélations : Lila Houel et Louis Peres dans Daddy
Meilleur spectacle de théâtre étranger : Pépé chat ; ou comment Dieu a disparu de Lisaboa Houbrechts
Meilleurs spectacles de danse : Exit Above d’Anne Teresa De Keersmaeker
Meilleurs spectacles d’opéra : Peter Grimes de Benjamin Britten mis en scène par Deborah Warner et dirigé par Alexander Soddy à l’Opéra national de Paris
Mention spéciale : David Bobée et Radouan Leflahi pour leur lecture radicalement décapée de Dom Juan
Meilleur·e·s comédien·ne·s : Benjamin Voisin dans Guerre ; Séphora Pondi dans Médée
Meilleur·e·s metteur·euse·s en scène : Julie Deliquet pour Welfare ;
Meilleur·e auteur·rice : Yuval Rozman pour Ahouvi
Meilleure scénographie : Carles Berga et Peter Van Praet pour Nixon in China de John Adams mis en scène par Valentina Carrasco
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