Avec Les Petits Pouvoirs, Charlotte Lagrange, autrice et metteuse en scène, défriche les relations de domination dans le cadre professionnel, les interactions avec la vie privée et l’ambivalence des comportements. En apparence réaliste au départ, la pièce vire au polar onirique et fantasmatique et nous entraîne dans ses méandres et ses ambivalences.
Sur le nouveau plateau tout frais tout beau de Théâtre Ouvert, désormais situé dans le XXème arrondissement, s’étend le décor en cinémascope des Petits Pouvoirs. Réaliste, moderne, à angles droits, il répartit l’espace sur la largeur et la profondeur de la scène en zones à la fois délimitées et poreuses. Ici, un bureau, là un salon, à l’arrière-plan une cuisine et un couloir surélevés. Scénographie ingénieuse qui fait d’emblée son effet et pose une ambiance soignée, elle évoluera et se transformera au fur et à mesure de la narration jusqu’au basculement final en phase avec le sous-texte et tout ce qui hante en sourdine cette ambiance propre et lisse de départ. Le mobilier, les matières, les plantes, dénotent un cadre culturel, une forte inspiration asiatique, une attention poussée au design. Tout semble soigneusement choisi et pensé.
En effet, l’histoire des Petits Pouvoirs se déroule autour d’un cabinet d’architectes, monté en duo par un homme et une femme, apparemment amants. Dès la première scène, le titre de la pièce résonne dans les enjeux soulevés par les protagonistes. Un article a été publié au sujet d’une réalisation du cabinet, seul l’homme a été interviewé, son associée n’y est pas mentionnée. Or, il s’agit d’un binôme professionnel. La discussion est tendue mais la femme abdique. Que faire d’autre ? L’article est paru, le mal est fait. Petite scène ordinaire de nos rapports inégalitaires.
Les Petits Pouvoirs, signé Charlotte Lagrange et mis en scène avec maîtrise par ses soins n’est pas pour autant une pièce à thèse, démontrant l’injustice et les rapports de domination au travail. C’est au cœur d’une histoire à suspense, tendue jusqu’à la corde, qui avance par petites touches et pose ses pions au fil des scènes que se dévoilent dans toute leur ambivalence et leur complexité les relations de pouvoir, la question de la place de chacun, les jeux de séduction et de manipulation, les mécanismes d’appropriation du talent de l’autre. Très rapidement, le duo initial mute en trio avec l’arrivée d’une jeune apprentie, tout juste sortie de l’école. Ambitieuse et douée, elle se retrouve mêlée aux rivalités qui gangrènent l’agence et à un passionnant appel à projet, objet de fantasme partagé : la réhabilitation d’une île japonaise désertée par ses habitants.
Au cœur de ces situations prosaïques et réalistes, se glissent subrepticement des scènes fantasmatiques et mystérieuses, visions du futur ou réminiscences du passé, qui font évoluer le spectacle vers le thriller onirique sur fond de folklore japonais. Le trouble s’immisce et vient perforer les repères du début, nimber le climat initial d’un brouillard de doutes, faire vriller cette ambiance d’entreprise où l’on croyait avoir ses marques. Tout semble déteindre sur tout, la vie privée de la jeune fille est entachée par son immersion professionnelle, le drame couve, le maillage se resserre, ce qui se trame est aussi inquiétant que ce couteau à sushis qui nous nargue, la métamorphose du décor envahi par les vapeurs fumantes du onsen (ces bains traditionnels japonais dans des sources volcaniques) et cette menace latente dont on ne sait d’où elle vient contribuent à l’atmosphère suffocante qui petit à petit nous étreint.
Les comédiens, qui portent ce récit troué de secrets, de non dits, d’énigmes, sont remarquables. A la fois très concrets et ambigus, ils parviennent à jouer sur le fil de cette zone intermédiaire entre la face et le caché, à donner à la pièce de Charlotte Lagrange toute sa dualité intrinsèque. Et par la même occasion, par le plaisir de la fiction, nous inviter à la réflexion, non seulement sur les dynamiques de domination mais également, et c’est très intéressant, sur sa transmission d’une génération à l’autre. Ce glissement, au cœur de la dramaturgie du spectacle, imprègne tout, la scénographie, le récit, le jeu des comédien.nes, et nous. Comme un engrenage puissant, un terreau où pousse la violence la plus crue, résultat d’une violence sociétale admise. Charlotte Lagrange envoie valser le “civilisé” en prenant appui dessus pour mieux explorer, par le biais de l’écriture dramatique, les ressorts de ce qui nous lie… et nous délie.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Les Petits Pouvoirs
Texte et mise en scène Charlotte Lagrange
Ed. Tapuscrit | Théâtre Ouvert
Avec Sidney Ali Mehelleb, Clara Lama Schmit, Julie Pilod, Rodolphe Poulain, Gen Shimaoka
Collaboration à la mise en scène Constance Larrieu
Scénographie Camille Riquier
Assistanat scénographie Salomé Bathany, Aouregan Floc’h
Création sonore Samuel Favart-Mikcha
Création lumières Mathilde Chamoux
Assistanat création lumières Charlotte Moussié
Costumes Juliette Gaudel
Régie générale et construction Baptiste Douaud
Régie son Baptiste Tarlet
Régie lumières Tatiana Carret
Régie plateau Cléoh RingevalA partir de 15 ans
Durée : 1h508-19 mars 2022 : Théâtre Ouvert
22-26 mars 2022 : La Manufacture – CDN de Nancy
29 mars-1e avril 2022 : Comédie de Reims – CDN
10-11 mai 2022 : Comédie de Valence – CDN Drôme-Ardèche
17-18 mai 2022 : Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon
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