Au Théâtre de la Tempête, la jeune metteuse en scène s’attaque au délicat sujet de l’évaporation des individus en terres nippones. Au documentaire, elle préfère la fiction, quitte à sous-exploiter cette thématique en or.
Rentrer chez soi, un soir, regrouper quelques affaires, et faire son sac. Non pas pour partir un temps, mais pour disparaître complètement. De sa vie, et surtout de celle des autres. Au Japon, ces disparitions volontaires, appelées « évaporations », sont devenues, au fil des années, un phénomène de société. Chaque année, ce sont près de 100.000 « johatsu », selon les chiffres officiels, 180.000, selon des sources officieuses, qui se volatilisent. Les raisons précises sont évidemment aussi diverses que les individus eux-mêmes, mais elles ont toutes, ou presque, la même racine, celle de la honte sociale causée par un licenciement, un divorce, ou un endettement massif. Comme l’expliquent la journaliste Léna Mauger et le photographe Stéphane Remael, auteurs du très bel ouvrage Les Évaporés du Japon (Les Arènes), « chez nous, fuir est vu comme de la lâcheté, alors que là-bas, quand on a perdu la face, on doit partir, pour sauver son honneur. »
Fascinée par ce sujet, Delphine Hecquet a décidé de s’en emparer. Après un court séjour en terres nippones pour tenter de rencontrer des « évaporés » ou des proches touchés par ces disparitions soudaines, la jeune metteuse en scène a croisé la route d’acteurs japonais qui vivent en France. Avec eux, au fil d’improvisations, elle a imaginé plusieurs histoires, fictives, qui s’entrecroisent. Celle d’un journaliste français parti enquêter sur ce phénomène, celle d’une fille dont le père, au chômage, a disparu pendant quatre ans, celle d’une mère dont la fille, à peine adulte, est partie sans donner de nouvelles durant neuf années, et celle d’une « johatsu » SDF et délirante, à l’allure vaguement fantomatique.
Par le truchement de la fiction, Delphine Hecquet espérait « faire entendre des témoignages, surgir la colère, l’incompréhension et la révolte sur scène ». Las. Là où le théâtre documentaire aurait pu faire des miracles – malgré un travail d’enquête rendu compliqué par le tabou qui entoure ce sujet au Japon – le biais fictionnel se contente de tourner autour de ce thème en or, sans l’aborder frontalement. Plutôt que de chercher à en expliquer les ressorts, à ausculter le pourquoi, la metteuse en scène s’est focalisée sur les conséquences d’une telle décision sur ceux qui restent et ceux qui partent. Sans surprise, on retrouve, au plateau, des proches tiraillés entre l’envie de retrouver les disparus et la rancune, ou la honte, d’avoir été abandonnés ; et des « johatsu », souvent brisés, qui ne savent pas comment revenir. Mû par une grande sensibilité, le propos aurait pu être beau, sauf qu’il paraît trop superficiel et convenu pour convaincre.
Sans matière suffisante, la pièce s’étire en longueur dans une histoire poussive, parfois confuse, et prend les atours d’un mélo psycho-chic par lequel il est difficile de se laisser complètement happer. Globalement sous-exploités, les personnages, vus à travers le prisme occidental, ne donnent pas suffisamment de relief aux spécificités de la société japonaise, pourtant essentielles pour comprendre tous les enjeux de ces « évaporations ». Alors que le phénomène est réel, Delphine Hecquet en offre une vision qui sonne un peu faux, au long d’une mise en scène qui, aussi maîtrisée soit-elle, manque d’innovation et de créativité dans ses effets, et de profondeur dans sa direction d’acteurs. Comme si le mystère des « johatsu » devait rester insaisissable.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Évaporés
Écriture et mise en scène Delphine Hecquet
Traduction Akihito Hiran
Avec Hiromi Asai, Yumi Fujitani, Akihiro Nishida, Marc Plas, Gen Shimaoka, Kyoko Takenada, Kana Yokomitsu, et en vidéo Kaori Ito, Oscar Suzuki Vuillot, Tokio Yokoi
Scénographie Victor Melchy
Lumières Jérémie Papin
Musique Philippe Thibault
Costumes Oria Steenkiste
Réalisation des séquences filmées Akihiro Hata
Surtitrage Satoko Fujimoto
Dispositif vidéo Melchior Delaunay
Collaboration artistique et dramaturgie Lara HirzelProduction Compagnie Magique-Circonstancielle ; en coproduction avec l’OARA, le Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine, le Théâtre de Lorient-CDN de Bretagne, la Scène nationale du Sud-Aquitain, le Théâtre de l’Union-CDN du Limousin, l’Odyssée-Scène conventionnelle de Périgueux ; avec le soutien de la Drac Nouvelle-Aquitaine, de la Spedidam, de l’Adami et de Pylones, créateur d’objets ; avec la participation artistique du Jeune théâtre national ; en coréalisation avec le Théâtre de la Tempête. Delphine Hecquet a reçu la bourse de l’OARA en 2016 pour l’écriture des Évaporés.
Durée : 1h50
Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Paris
du 5 au 23 juin
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