Nourris par L’Orfeo de Claudio Monteverdi, le metteur en scĂšne et le dramaturge unissent leurs forces, leurs univers et leurs obsessions pour ce spectacle aussi dĂ©licate qu’onirique, qui n’aura pas pu ĂȘtre crĂ©Ă© en 2019 dans la Cour d’honneur Ă Avignon.
Certaines rencontres font, Ă l’Ă©preuve du plateau, figure d’Ă©vidence. L’alliance entre Jean Bellorini et ValĂšre Novarina fait partie de celles-lĂ . Le metteur en scĂšne et le dramaturge ont en partage des territoires communs qu’ils labouraient jusqu’ici chacun de leur cĂŽtĂ©. A commencer par le langage que l’un et l’autre ont transformĂ© en terreau fertile pour faire germer leurs crĂ©ations thĂ©Ăątrales. Alors que le second se plait, depuis tant et tant d’annĂ©es, Ă triturer la langue, Ă jongler avec ses homophonies, ses chausse-trapes et ses beautĂ©s, le premier s’est frottĂ© aux plus grands Ă©crivains, tels Hugo (Les MisĂ©rables, TempĂȘte sous un crĂąne), DostoĂŻevski (Les FrĂšres Karamazov), Proust (A la recherche du temps perdu), Brecht (La Bonne Ăme du Se-Tchouan), Hanokh Levin (Kroum) ou encore Pouchkine (EugĂšne OnĂ©guine). Une plongĂ©e que les deux artistes organisent, toujours, avec un sens aigu de la musicalitĂ©, qu’elle Ă©mane directement des mots ou de compositions spĂ©cialement conçues pour entrer en rĂ©sonance avec eux.
Fruit d’une commande de Jean Bellorini Ă ValĂšre Novarina, Le Jeu des Ombres repose, sans surprise, sur ces piliers inamovibles. Bien plus qu’une simple rĂ©Ă©criture du mythe d’OrphĂ©e et Eurydice, elle s’impose comme une suite de variations novariennes autour des grands thĂšmes de L’Orfeo de Monteverdi, mais aussi de l’eros et du thanatos qui constituaient le fil rouge de la programmation du Festival d’Avignon 2020, tuĂ© dans l’Ćuf par la crise du Covid-19. InspirĂ©e par les MĂ©tamorphoses d’Ovide, elle orchestre un ballet de fantĂŽmes aux prises avec leur dĂ©sir d’immortalitĂ©, de ceux qui, en creux, suivent la trace des vivants, s’inscrivent dans leurs reflets obscurs et dansent, aussi allĂšgrement que joyeusement, au bord du gouffre de la mort, au rythme des battements vertigineux provoquĂ©s par le langage.
Car, comme toujours, la langue de ValĂšre Novarina n’est pas de celles, communicantes, qui voudraient transmettre un message. Faite de bonds et de rebonds, elle se dĂ©robe dĂšs qu’elle se sent saisie et persĂ©vĂšre dans cette fonction poĂ©tique qui lui permet de briser le carcan normĂ©, trop normĂ©, de la parole, de dynamiter les barriĂšres qui la contraignent et l’affaiblissent au quotidien. De ce substrat, aussi complexe que rĂ©jouissant, Jean Bellorini â dont l’un des premiers spectacles fut l’adaptation d’un acte de L’OpĂ©rette imaginaire â s’empare avec la soif des admirateurs et l’audace des partenaires de longue date. En fin connaisseur du thĂ©Ăątre de Novarina, il se permet quelques rĂ©fĂ©rences subtiles Ă son travail de metteur en scĂšne â le traditionnel duo burlesque, les quelques notes d’accordĂ©on… â, mais ne cherche jamais Ă le copier et l’inscrit, pleinement, dans son propre univers scĂ©nique, celui d’un thĂ©Ăątre de troupe, tendre, lyrique et aĂ©rien, avec l’Ă©nergie commune comme sublime ciment.
RĂ©sultat d’un immense puzzle oĂč tout, de la musique aux lumiĂšres, des costumes au jeu, du dĂ©cor aux mots, s’imbrique parfaitement, Le Jeu des Ombres fait montre d’une remarquable fluiditĂ©, tel un navire qui voguerait, sans jamais chavirer, sur les flux et les reflux provoquĂ©s par la marĂ©e langagiĂšre. Venus de divers horizons â Le Berliner Ensemble, La Troupe EphĂ©mĂšre du ThĂ©Ăątre GĂ©rard-Philipe â, les comĂ©diens, tous tĂ©moins des prĂ©cĂ©dents spectacles de Jean Bellorini, composent un ensemble de personnalitĂ©s hautes-en-couleur et hĂ©tĂ©roclites, mais Ă©galement Ă l’aise avec le flow novarinien, Ă commencer par Karyll Elgrichi. SurvoltĂ©s par la belle composition musicale de SĂ©bastien TrouvĂ© et JĂ©rĂ©mie Poirier-Quinot, qui passe du baroque au jazz sans sourciller, ils jouent habilement avec les cabrioles glissantes de la langue et donnent lieu Ă quelques instants de bravoure, Ă l’image du monologue sur Dieu conduit par Marc Plas. CrĂ©ateur de sublimes images scĂ©niques, oĂč Ă©mergent ses propres obsessions â les ampoules nues, les vieux objets ramenĂ©s Ă la vie… â, le travail scĂ©nographique de Jean Bellorini ne donne lieu qu’Ă un seul regret, celui de ne pas avoir vu ce spectacle dans la Cour d’honneur du Palais des Papes oĂč il Ă©tait initialement programmĂ©. A la tombĂ©e de la nuit, au cĆur des vieilles pierres centenaires, ce Jeu des ombres aurait eu, sans doute, quelque chose d’encore plus mĂ©morable.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Jeu des Ombres
de ValĂšre Novarina
Mise en scĂšne Jean Bellorini
Collaboration artistique Thierry ThieĂ» Niang
Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Karyll Elgrichi, Anke Engelsmann, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Lisa Alegria Ndikita, HélÚne Patarot, Marc Plas, Ulrich Verdoni, et Anthony Caillet (euphonium), Clément Griffault (piano), Barbara Le Liepvre (violoncelle), Benoit Prisset (percussions)
Scénographie Jean Bellorini et Véronique Chazal
LumiĂšre Jean Bellorini et Luc Muscillo
Vidéo Léo Rossi-Roth
Costumes Macha Makeïeff assistée de Claudine Crauland
Coiffure et maquillage CĂ©cile Kretschmar
Assistanat Ă la mise en scĂšne MĂ©lodie-Amy Wallet
Musique extraits de LâOrfeo de Claudio Monteverdi
Direction musicale SĂ©bastien TrouvĂ© en collaboration avec JĂ©rĂ©mie Poirier-QuinotProduction La CrieÌe â TheÌaÌtre national de Marseille, TheÌaÌtre National Populaire (Villeurbanne)
Coproduction ExtraPoÌle Provence-Alpes-CoÌte dâAzur, Festival dâAvignon, TheÌaÌtre de Carouge, Grand TheÌaÌtre de Provence (Aix-en-Provence), TheÌaÌtredelaCiteÌ â CDN Toulouse Occitanie, Les GeÌmeaux â SceÌne Nationale (Sceaux), MC2:Grenoble, TheÌaÌtre GeÌrard Philipe â CDN de Saint-Denis, Le Quai â CDN Angers Pays de la Loire, SceÌne Nationale du Sud-Aquitain, AntheÌa-Antipolis TheÌaÌtre dâAntibes, SceÌne Nationale ChaÌteauvallon-LiberteÌ
Avec le soutien de la Spedidam pour la Semaine d’art en AvignonLe texte du Jeu des ombres est publiĂ© aux Ă©ditions P.O.L.
Durée : 2h15
Théùtre des Bouffes du Nord
Du 25 avril au 5 mai 2024
Du mardi au samedi Ă 20h
Matinées les dimanches à 15h
RelĂąche le mercredi 1er mai
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