Pour clore sa trilogie consacrée aux tragédies grecques, le metteur en scène suisse entremêle le mythe de Médée et l’histoire d’un quintuple infanticide commis, en 2007, en Belgique. Confié à six enfants âgés de 8 à 14 ans, ce double drame, qui brouille toutes les frontières, brille par sa féconde radicalité.
D’entrée de jeu, Milo Rau renverse la table, bouleverse les codes et inverse, avec eux, les sources de la parole et les angles de vue. Tandis que, dans la tragédie originelle, les enfants de Médée sont toujours réduits au silence et le plus souvent cantonnés à l’invisibilité, le metteur en scène suisse s’emploie d’emblée à leur offrir le devant de la scène. Mis sous le feu des projecteurs qui éclairent le proscenium, toutes et tous sont invités à commencer par la fin, à s’exprimer lors d’un bord plateau qui aurait lieu après la représentation. Avec la complicité de leur superviseur Peter Seynaeve – en alternance avec Lien Wildemeersch –, chacune et chacun se confient, avec un brin de malice, de nonchalance ou de sur-engagement, sur leur rapport au texte d’Euripide, sur leur appréhension de la tragédie et du théâtre, sur leurs motivations à participer à un tel projet artistique. Façon de nous signaler que ces jeunes-là, du haut de leurs 8 à 14 ans, ont, quoi qu’en pensent certains adultes, bien des choses à nous dire, voire à nous apprendre. Alignés en rang d’oignon, dans une ambiance légère type École des fans, ces six enfants ne tardent pas à être rattrapés, puis absorbés, par un double drame qui, dans l’enchevêtrement construit par Milo Rau, mêle la fiction et le réel, la tragédie antique et l’horreur contemporaine, le mythe et le fait divers.
Pour clore sa trilogie consacrée aux tragédies grecques, ouverte avec Oreste à Mossoul et poursuivie avec Antigone in the Amazon, le nouveau directeur du Wiener Festwochen ne s’est, comme il en a l’habitude, pas contenté d’adapter le texte d’Euripide. Partiellement remodelée, l’histoire de Médée est mise en regard, et en miroir, d’un drame inspiré de « l’affaire Lhermitte » qui en 2007 avait quelques années seulement après « l’affaire Dutroux » défrayé la chronique en Belgique. Mère de cinq jeunes enfants, Geneviève Lhermitte – qui apparaît dans la réécriture de Milo Rau sous le nom d’Amandine Moreau – avait, un soir du mois de février, égorgé un à un ses quatre filles et son unique fils, tandis que son mari Bouchaib Moqadem – rebaptisé Mounir –, s’apprêtait à revenir de voyage. Pour expliquer son terrible geste, la quinquagénaire, euthanasiée pour raisons psychiatriques en février 2023, avait pointé du doigt son extrême solitude due notamment aux allers-retours incessants et sur des durées plus ou moins longues, de son compagnon au Maroc et sur sa relation ambigüe avec le docteur Michel Schaar – renommé Dr. Gas – qui lui servait, à la fois, de conseiller et de pygmalion depuis son plus jeune âge. Il n’en fallait alors pas plus à Milo Rau pour établir un parallèle entre ce drame familial et le mythe de Médée, où le double infanticide peut lui aussi s’expliquer par la déréliction d’une femme abandonné par l’être aimé.
Plutôt que de donner une nouvelle fois la parole aux adultes, le metteur en scène décide de la confier aux enfants par le prisme desquels les deux histoires sont conjointement appréhendées, et réactivées. Alors que, du meurtre du dragon qui protégeait la toison d’or à l’assassinat de ses deux enfants, le drame de Médée prend peu à peu forme, les scènes du mythe sont entrecoupées par des fragments de la vie ou des témoignages de proches d’Amandine Moreau, à commencer par ses deux parents, avec qui le contact avait été rompu et son ex-mari qui après le drame n’a pas tardé à refaire sa vie avec une autre femme. À mesure que les pièces des deux puzzles s’imbriquent, la scène se transforme en chambre aux multiples échos, mais aussi en miroir aux multiples facettes où, grâce à un savant dialogue entre théâtre et vidéo, les enfants présents au plateau se reflètent dans l’image des adultes cantonnés à l’écran. Cette interpénétration des âges et des générations contribue alors à troubler la frontière entre la fiction et le réel, mais aussi à intensifier la tragédie qui, peu à peu, se noue, dans sa façon de transmettre le flambeau de l’inéluctable horreur et de contaminer la prétendue innocence enfantine avec les turpitudes mortifères d’adultes qui, le plus souvent, brillent par leur égoïsme et leur inconséquence.
Loin de porter un jugement moral sur le geste de Médée, et à travers lui sur celui de Geneviève Lhermitte, Milo Rau s’applique surtout à explorer la douleur d’une femme qui, à cause de la violence de sa souffrance intime, en vient à commettre l’impensable. Ce feu intérieur qui ronge autant qu’il s’avère déflagrateur, le metteur en scène ne cherche pas à l’expliquer par le truchement de dialogues aux atours psychologisants, mais le donne à ressentir par la bande, par le meurtre final qui, de façon la plus réaliste possible, est représenté au plateau. Habituellement perpétré à l’abri des regards derrière les hauts murs du palais de Créon, l’infanticide se déroule ici à la vue de toutes et de tous et la terrible détermination de la mère qui, l’un après l’autre, tue ses cinq enfants, paisiblement réunis devant un dessin animé, prend alors bien plus aux tripes qu’elle ne frappe la conscience. Radicale, crue, et sans doute dérangeante pour bien des regards, cette stratégie du choc, à mi-chemin entre Five Easy Pieces, Familie et La Reprise, se révèle, aussi attendue soit-elle, intensément percutante dans sa manière de dépasser, et de faire exploser, les barrières de l’imaginaire. Actrices et acteurs de cette proposition à hauts risques, Anna Matthys, Emma Van de Casteele, Jade Versluys, Gabriël El Houari, Sanne De Waele et Vik Neirinck – en alternance avec Juliette Debackere, Ella Brennan, Bernice Van Walleghem, Aiko Benaouisse, Helena Van de Casteele et Elias Maes – font montre, tout à la fois, d’un aplomb, d’une présence et d’une précision remarquables, dont la puissance contrebalance la faiblesse des commentaires et des liens que Milo Rau leur demande, à intervalles réguliers, de tisser avec leur propre vécu. Comme si, en reprenant le contrôle de cette parole dont ils ont trop longtemps été privés, Les Enfants de Médée se montraient capables de laisser les adultes sans voix.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Enfants de Médée
Conception et mise en scène Milo Rau
Avec Peter Seynaeve / Lien Wildemeersch, Anna Matthys / Juliette Debackere, Emma Van de Casteele / Ella Brennan, Jade Versluys / Bernice Van Walleghem, Gabriël El Houari / Aiko Benaouisse, Sanne De Waele / Helena Van de Casteele, Vik Neirinck / Elias Maes
Dramaturgie Kaatje De Geest
Scénographie ruimtevaarders (Karolien De Schepper, Christophe Engels)
Création vidéo Moritz von Dungern
Création son Elia Rediger
Création lumière Dennis Diels
Costumes Jo De Visscher
Accessoires Joris Soenen
Coach de jeu Peter Seynaeve / Lien Wildemeersch
Superviseur d’enfant Dirk CrommelinckProduction NTGent
Coproduction Wiener Festwochen, La Biennale de Venezia, ITA – Internationaal Theater Amsterdam, Tandem – Scène nationale Arras-DouaiDurée : 1h30
Vu en avril 2024 au NTGent, Gand
NTGent, Gand (Belgique)
du 18 au 20 octobre 2024Maillon, Théâtre de Strasbourg, Scène européenne
les 30 novembre et 1er décembreNTGent, Gand
du 13 au 15 février 2025
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