Au Théâtre du Vieux-Colombier, la metteuse en scène s’empare d’un texte commandé à l’autrice Claudine Galea autour de la figure du héros grec, mais échoue à lui donner un relief suffisamment convaincant.
Fouiller, fouiller et fouiller encore l’Iliade et l’Odyssée, à la manière d’un continent littéraire dont la richesse et l’ampleur fourniraient mille recoins à explorer. Sans s’y restreindre, Laëtitia Guédon y revient à intervalles réguliers depuis plusieurs années. Plutôt que de s’emparer directement du poème homérique, la metteuse en scène procède par la bande, par l’intermédiaire de ces textes qui, autour de lui, forment un archipel contemporain. En 2014, on l’avait ainsi observée porter à la scène une adaptation des Troyennes d’Euripide par Kevin Keiss, Troyennes – Les morts se moquent des beaux enterrements, où les conséquences dramatiques de la guerre de Troie étaient contées du point de vue des femmes ; et c’est également par un prisme féminin, celui de la reine des Amazones, Penthésilée, que l’artiste avait sept ans plus tard, au Festival d’Avignon, appréhendé le conflit mythique grâce à une commande d’écriture passée à l’autrice Marie Dilasser, Penthésilé·e·s / Amazonomachie, imaginée d’après l’oeuvre originelle de Kleist. Comme si Laëtitia Guédon n’en avait jamais réellement terminé, comme si la relecture féministe permettait à cette histoire mythologique de prendre une autre dimension, la metteuse en scène a voulu remettre l’ouvrage sur le métier pour ses premiers pas à la Comédie-Française où, au Vieux-Colombier, elle s’approprie un texte de Claudine Galea consacré à la figure d’Ulysse.
Contrairement à ses habitudes, l’autrice, dont un autre ouvrage, Je reviens de loin, avait déjà été adapté cette saison au Studio-Théâtre par Sandrine Nicolas, a accepté de satisfaire à la commande que lui a passée Laëtitia Guédon, et a choisi de mettre le héros grec à l’épreuve du temps et face à quelques-unes des femmes qui ont jalonné sa vie : Hécube, Calypso et, comme une évidence, Pénélope. À plusieurs dizaines d’années d’intervalle, Ulysse est, par trois fois, dépouillé de ses glorieux oripeaux, et confronté aux conséquences de ses actes, à la douleur de ses sentiments et aux ricochets de ses manquements et autres errements. Auprès de la reine déchue des Troyens, devenue son esclave, l’homme aux mille tours doit rendre compte de la violence des Grecs qui, les uns après les autres, lui ont ôté ses fils que, dans l’Iliade, elle ne cesse de pleurer ; auprès de la nymphe de la mer qui, pendant sept ans, l’a hébergé sur son île après l’avoir sauvé du naufrage, il expérimente la douleur de la séparation amoureuse ; et, auprès de cette épouse légitime qui, à force de l’attendre à Ithaque, ne semble pas avoir vieilli, il doit faire le bilan de son Odyssée, celui du temps de l’âge mûr, et d’un ersatz de repentance partiale, qui, semble indiquer Claudine Galea, pourrait le conduire vers la mort ou vers une forme de renaissance.
À travers ce triple face-à-face, l’autrice s’adonne à une tentative de déconstruction de la figure héroïque d’Ulysse. Souvent paré de toutes les vertus, à commencer par sa mètis, le père du cheval de Troie est, par l’intermédiaire de ces trois paroles féminines, descendu de son piédestal et ramené à sa condition humaine, trop humaine, avec ses failles pour le moins béantes. Loin du demi-Dieu triomphant, Ulysse apparaît peu à peu hanté par la violence des exactions commises envers les Troyens, ramené aux blessures vivaces causées par une rupture sentimentale et réduit à revenir à Ithaque par la petite porte morale, à s’avancer vers Pénélope comme on irait à Canossa. Pertinente dans l’idée, cette relecture l’est d’autant plus qu’elle permet aux femmes, souvent négligées, rendues monstrueuses ou rabaissées au rang de simples faire-valoir des hommes par Homère, de retrouver tout leur lustre, de s’emparer de cette place que la littérature leur a longtemps refusée et qui, pourtant, leur revient de droit.
Sous la houlette de Claudine Galea, Hécube, Calypso et Pénélope ne sont alors plus des pleureuses, des geôlières ou des épouses cantonnées à leur fidélité, mais bien des femmes fortes, de celles qui font bouger puissamment les lignes et Ulysse avec elles. À ceci près que, une fois couchée sur le papier, la langue de l’autrice produit beaucoup moins d’étincelles qu’à l’accoutumée. Si elle est nourrie par un travail préparatoire que l’on devine aussi minutieux que colossal fondé, au-delà de l’Iliade et de l’Odyssée, sur de nombreuses oeuvres périphériques, cette vision est appauvrie par une alternance des registres et des modes d’adresse, du pur récit aux envolées lyriques, de l’incarnation à la sublimation, qui tend à brouiller les pistes. Exceptions faites de quelques fulgurances qui émergent çà et là, notamment lorsque Claudine Galea se laisse porter par sa façon de tisser les mots plutôt que de construire une histoire, son texte est, à l’épreuve des planches, victime de nombreux trous d’air et reste largement en-deçà de ses oeuvres précédentes, au contact beaucoup plus frontal et percutant.
D’autant que, dans la mise en scène qu’elle décide d’en livrer, Laëtitia Guédon semble maquiller cette triple confrontation au lieu de la prendre à bras-le-corps. Armée de son esthétique habituelle, proche d’une forme de rituel, d’expérience quasi chamanique, elle appuie sa dimension d’oratorio, guidée notamment par le choeur Unikanti qui, à la manière de son homologue antique et de façon techniquement convaincante, est, tout à la fois, le maître du temps intérieur et du regard extérieur. Si sa proposition scénique, qui repose sur une série de gimmicks scénographiques qui font la marque de fabrique de son théâtre – des bougies aux roches en passant par le sable –, s’avère cohérente, des beaux costumes à double détente de Charlotte Coffinet aux arrangements musicaux envoûtants de Grégoire Letouvet, Laëtitia Guédon peine à soutenir le texte de Claudine Galea et à lui donner un relief suffisamment convaincant. Au lieu de l’aiguiser, elle l’enferme dans un carcan maniériste qui surajoute de la symbolique au symbolisme et pousse les comédiennes et les comédiens vers un jeu aux contours particulièrement appuyés. À l’exception notable de Sephora Pondi, qui avait déjà manié la langue de Claudine Galea il y a plusieurs années dans Au bois, toutes et tous apparaissent insuffisamment dirigés pour trouver le ton juste, le savant équilibre entre le trop et le trop peu, entre les turpitudes humaines et les apparats mythiques.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Trois fois Ulysse
de Claudine Galea
Mise en scène Laëtitia Guédon
Avec Éric Génovèse, Clotilde de Bayser, Séphora Pondi, Marie Oppert, Sefa Yeboah, Baptiste Chabauty et le choeur Unikanti : Farès Babour, Simon Bièche, Manon Chauvin, Antonin Darchen, Adélaïde Mansart, Johanna Monty, Eva Pion, Guilhem Souyri
Scénographie Charles Chauvet
Costumes Charlotte Coffinet
Lumières Léa Maris
Vidéo Benoît Lahoz
Arrangements musicaux Grégoire Letouvet
Son Jérôme Castel
Direction de choeur Nikola Takov
Maquillages et coiffures Laëtitia Guédon
Assistanat à la mise en scène Quentin Amiot
Assistanat aux costumes Hélène HeybergerLe texte a été commandé à Claudine Galea par la Comédie-Française sur une idée originale de Laëtitia Guédon, est publié aux éditions Espaces 34 et représenté par L’Arche-agence théâtrale.
Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique
Durée : 1h35
Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris
du 3 avril au 8 mai 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !