Au bord, vertige de l’horreur
Cécile Brune transcende et se laisse transcender par la puissance du texte de Claudine Galea. Ce monologue écrit à partir de la célèbre photographie de la soldate tenant en laisse un prisonnier à Abou Ghraib en Irak.
D’abord, il y a une photo accrochée au mur, un cliché à faire pâlir les plus téméraires. Une femme en habits militaires y tient en laisse un homme à terre, nu et visiblement souffrant. Cette femme, Lynndie England, est une soldate américaine, membre des forces terrestres qui ont participé, en 2003, à la guerre d’Irak ; l’homme est un détenu de la prison d’Abou Ghraib, transformée en musée des horreurs. Loin d’être l’unique preuve d’un acte isolé, cette photographie est le symbole d’un système de sévices, physiques et sexuels, mis en place durant les premières années du conflit par les geôliers américains pour torturer, parfois jusqu’à la mort, leurs prisonniers irakiens. Et puis, face à cette image, il y a une autrice en panne sèche. Si la photo lui « a comme intimé l’ordre d’écrire », Claudine Galea n’y parvient pas. Cela fait près de quarante fois qu’elle remet l’ouvrage sur le métier et que, en dépit de ses efforts, « tout s’arrête net ».
Son salut, elle le trouve dans la lecture du livre de Dominique Fourcade, En laisse, inspiré par le même cliché. Les premiers mots affleurent, telle une évidence. « Je suis cette laisse », écrit-elle, et c’est tout un monde qui s’ouvre. A la manière d’un flux de conscience woolfien, Claudine Galea progresse de proche en proche. Elle glisse sur sa pensée, la capture sans l’enserrer. Parfois, elle s’éloigne de la photo, de cette femme tortionnaire, pour mieux y revenir, comme happée par ce trou noir qui, quoi qu’elle fasse, absorbe tout ce qui passe à proximité. Emergent alors trois fils narratifs qui s’entremêlent et, à certains moments, se nouent puissamment : le cliché d’Abou Ghraib, bien sûr, les rapports compliqués que l’autrice a entretenus avec sa mère, morte dix-huit ans plus tôt, et une relation amoureuse tumultueuse qui vient de s’achever, et qui laisse Claudine Galea « en miettes, anéantie, poussée au bord de la mort » par la femme qu’elle avait aimée. A l’exacte intersection de ces trois lignes de faille, subsiste cette laisse, au bout de laquelle l’autrice se tient doublement, à la fois comme victime et comme bourreau.
Ni franchement théâtral, ni totalement poétique, mais à équidistance de ces deux univers, ce texte, très court, a la fulgurance et la vivacité d’une claque littéraire. D’abord analytique, dans sa façon de raconter et de lier les tourments d’un passé plus ou moins lointain, il se fait plus organique, dans une seconde partie, où une série ininterrompue de « Je pense » fait jaillir des réflexions beaucoup plus instinctives. Capable de s’auto-alimenter, de rebondir sur la pensée qu’elle génère pour l’amplifier, l’œuvre prend alors l’allure d’un torrent déchaîné, venu de ces vannes psychiques restées trop longtemps fermées. Difficilement maîtrisable, cette marée montante réclamait d’être confiée à une comédienne qui, jamais, ne se laisserait déborder, et Stanislas Nordey a trouvé la perle rare en la personne de Cécile Brune, à qui il a, visiblement, pu faire une confiance aveugle, tant elle s’impose comme l’unique patronne du plateau.
Totalement seule dans une scénographie d’Emmanuel Clolus en forme d’espace mental, sorte de boîte crânienne dont le cliché d’Abou Ghraib serait devenu consubstantiel, l’ex-sociétaire de la Comédie-Française emploie cette puissance souterraine qu’on lui connait. Alimentée par une force terrienne, elle dompte, de sa voix rauque, l’œuvre de Claudine Galea, autant qu’elle se laisse traversée par elle. Tout se passe comme si, dans son corps, comme sur son visage, la pensée de l’autrice se matérialisait pour la métamorphoser. Parti dur et plein d’aplomb, son regard s’embue et se décompose peu à peu, sous les coups de boutoir répétés d’un raz-de-marée textuel sur lequel elle surfe avec une aisance déconcertante. En moins d’une heure chrono, sans jamais ni tanguer, ni sombrer dans le pathos, elle bouscule les consciences et fait chavirer les esprits. Claudine Galea pouvait difficilement rêver meilleure incarnation.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Au bord
Texte Claudine Galea
Mise en scène Stanislas Nordey
Avec Cécile Brune
Collaboration artistique Claire ingrid Cottanceau
Scénographie Emmanuel Clolus
Lumière Stéphanie Daniel
Costumes Raoul FernandezProduction Théâtre National de Strasbourg
Claudine Galea est autrice associée au TNS.
Les décors et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS.
Le texte est publié aux éditions Espaces 34.Durée : 55 minutes
Théâtre National de Strasbourg
du 21 au 29 juin 2021Théâtre de la Colline, Paris
du 15 mars au 9 avril 2022
du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h • durée 1h
Petit théâtre
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