Un Quartett pour la fin du monde
Photo Christophe Raynaud de Lage
Pour son dernier spectacle en tant que directeur du Centre Dramatique National de Tours, Jacques Vincey adapte l’incandescent Quartett d’Heiner Müller : une réussite totale.
C’est un espace d’outre-monde. Beau, mais inquiétant. Éthéré, mais plombant. De longs voiles blanchâtres tombent du haut de la scène, recouvrant un plateau bosselé comme un immense linceul. On pourrait être entre la vie et la mort, en attendant le jugement dernier. On pourrait être dans un salon d’avant la Révolution française, ou dans un bunker d’après la troisième guerre mondiale, comme le précise Heiner Müller en préambule de son Quartett. C’est ici que va se jouer la brève adaptation du dramaturge allemand des Liaisons Dangereuses par Pierre Choderlos de Laclos ; ce condensé de perversité où Thanatos écrase Eros, où la langue envoûte, tue et damne.
Pour son ultime mise en scène en tant que directeur du Théâtre Olympia, le CDN de Tours, Jacques Vincey a choisi une distribution étoilée : Stanislas Nordey et Hélène Alexandridis. Il campe le Vicomte de Valmont. Elle joue la Marquise de Merteuil. Jusqu’à ce que tout se brouille. Elle incarnera Valmont, tandis qu’il deviendra la Présidente de Tourvel, après qu’elle soit devenue Cécile Volanges… Dans la version d’Heiner Müller, les vieux bourreaux se glissent dans les costumes des innocentes victimes. Façon, peut-être, de signifier que le mal peut s’insinuer dans tous les corps. Manière, sûrement, de montrer que le désir n’est qu’un jeu cruel d’où l’on sort forcément perdant. Après le massacre, Merteuil se retrouvera seule au plateau : il ne lui restera plus qu’à attendre la mort.
À l’instar de cette scénographie radicale et équivoque, il se dégage du tandem une inquiétante ambivalence, portée par leur talent d’interprète, bien sûr. Il y a, d’un côté, leur diction impeccable ; il faut les entendre débiter cette langue endiablée, tellement châtiée stylistiquement, et si prosaïque quant aux objets de leurs querelles (combien de comparaison pour une verge, un vagin ? Combien de métaphores pour une érection, un orgasme ?), mais il faut les voir, aussi, avec leur corps lestés par les années, amaigris par la rancoeur. Blanc comme neige, leur costume guindé et leur maquillage tartiné n’y feront rien : Valmont et Merteuil sacrifient de Tourvel et Volanges parce qu’ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Coupez leur la parole, il ne reste rien.
Ou presque… En fond de scène, Alexandre Meyer créé une bande son avec un instrument électrifié, à mi-chemin entre le oud et le luth. Tonalités orientales, distordues et réverbérées, composent le tableau sonore de cette décrépitude annoncée. L’instrumentiste a l’intelligence du placement, alors que les deux fauves en occupent tant au plateau. En résumé : un texte incandescent, une scénographie inventive, des acteurs au firmament… En une heure quinze, Jacques Vincey a réussi son coup. On sort de ce Quartett en se demandant si ces monstres sont emprisonnés dans leur époque, si particulière, où s’ils demeurent de tout temps là, avec nous. Ou pire, en nous. Ne l’espérons pas.
Igor Hansen-Løve – sceneweb.fr
Quartett, de Heiner Müller
Traduction Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux
Mise en scène Jacques Vincey
Collaboration artistique Blanche Adilon-Lonardoni
Conseil dramaturgique Irène Bonnaud
Avec Hélène Alexandridis et Stanislas Nordey
Et le musicien Alexandre Meyer
Costumes Anaïs Romand
Perruques et maquillages Cécile Kretschmar
Production Centre National de Tours – Théâtre Olympia
Durée : 1h15
26 septembre › 07 octobre CDN de Tours – Théâtre Olympia
12 octobre Équinoxe – Scène nationale de Châteauroux
17 octobre Le Gallia Théâtre – Saintes
22 février La Halle aux Grains – Scène nationale de Blois
5 › 8 mars Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine
12 avril MA scène nationale – Pays de Montbéliard
16 › 17 avril Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace
14 › 16 mai La maisondelaculture de Bourges – Scène nationale
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !