Avec Voix, Gérard Watkins nous propose une immersion dans un monde méconnu et souvent méprisé : celui des entendeurs de voix. À travers la fiction très documentée mais aussi très sensible d’un groupe de paroles, lui et quatre excellents comédiens, parmi lesquels Valérie Dréville, font du théâtre le lieu d’une réparation possible.
Avant que se fasse entendre la première de Voix de Gérard Watkins, nous sommes dans le hall du Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon. Nous avons rendez-vous avec le Chœur des Îlets, groupe d’amateurs qui participe à différentes interventions théâtrales, poétiques ou autres proposées par les artistes associés et certains invités. Assises en demi-cercle, une dizaine de personnes de tous âges se relaient derrière le micro pour livrer le fruit de l’atelier qu’elles ont mené avec Gérard Watkins, sa collaboratrice Jeanne-Sarah Deledicq et Camille Prenant qui les accompagne au piano avant d’aller mêler ses notes à Voix. Certaines font swinguer, rocker les textes qu’elles ont écrits. D’autres les chantent comme on chuchote, trébuchant parfois mais allant jusqu’au bout. Toujours, il est question d’une voix. D’une voix qui hante ou d’une qui réconforte, d’une qui manque ou d’une qui est là. Nous sommes au seuil du sujet que va aborder la pièce – le phénomène des ententes de voix –, et aussi de sa forme.
Le groupe que forme le Chœur préfigure en effet subtilement celui que l’on va découvrir au plateau. Avec sa fragilité, son écoute et sa bienveillance, il témoigne du sens de la transmission et du partage de l’équipe des Îlets, autant que de celle de Gérard Watkins et sa compagnie Perdita Ensemble avec laquelle il monte tous ses textes depuis 1994. Le Chœur, si l’on veut, est aux Îlets ce qu’est à Voix le groupe de paroles qui s’y exprime. Dans les deux cas, il s’agit de s’appuyer sur le collectif pour donner forme à quelque chose d’intime, de secret. Chez les chanteurs amateurs comme chez les comédiens professionnels, il y a une communauté de douceur et d’intelligence évidente dès les premières phrases de la pièce, que Gérard Watkins prononce depuis l’ombre du fond de la salle qu’il ne quittera pas avant que tout ou presque soit dit, que l’apaisement soit proche : « Avant de passer aux temps de paroles – j’avais envie de faire un point sur les portraits que nous avons pu élaborer ensemble – celui de Manon en particulier – parce que j’ai l’impression qu’il y a des zones d’ombres – et je voudrais vérifier avec Manon si elle est OK avec tout ce qui s’est dit – ou plutôt ce qui s’est écrit – ça te va Manon – si on revoit ça ensemble ? ».
En ouvrant Voix sur ces mots qui auraient presque pu être prononcés en atelier d’écriture, l’artiste pose les bases du collectif auquel il s’apprête à donner vie. Organisation, entraide et consentement, nous dit-il, en seront les grands principes. Il ne donnera pas toutefois les nombreuses sources qui ont nourri sa fiction. Ni lui depuis les hauteurs de la salle ni les acteurs au plateau ne citeront les Réseaux des Entendeurs de Voix, mouvement né en 1987 aux Pays-Bas dont l’expérience a largement nourri l’écriture de la pièce. Rien dans la scénographie de François Gauthier-Lafaye ne vient combler le silence des artistes à ce sujet. Au contraire, son mur à la peinture écaillée, son rideau de tôle qui semble n’avoir pas été ouvert depuis une éternité, ses chaises au plastique vieilli nous place quelque part hors du temps. Ou dans un temps que l’on pourrait dire « désaffecté », abandonné par ceux qui ont fait l’Histoire.
Voix se situe dans une sorte d’interstice que les interprètes de la pièce habitent avec une force et une délicatesse liées sans doute à ce qu’ils ont mis d’eux-mêmes dans leurs rôles, grâce à un travail d’improvisation utilisé comme matériau d’écriture. Pour faire vivre leurs personnages d’« entendeurs de voix », les trois jeunes comédiens Lucie Epicuréo, Malo Marin et Marie Razafindrakoto forment dans la première partie un groupe où les récits de chacun prennent force dans l’accueil que lui réservent les autres. Ces histoires ont beau être pleines de douleur, la manière dont elles circulent au plateau est presque utopique. Elles se déploient dans un enchâssement de cercles et de lignes d’écoute qui jamais ne sont perturbés par un égo trop fort ni par le bruit du monde que pourtant on imagine juste derrière la porte, grondant. Ce réseau très précis d’écoute permet aux comédiens de donner vie à l’invisible qui est au cœur de leurs propos : leurs voix. Ils font ainsi belle œuvre de théâtre.
Le tour de paroles annoncé en introduction par Gérard Watkins est riche, passionnant. À travers leurs récits successifs, les trois comédiens cités plus tôt dessinent en des gestes vifs, aiguisés, les portraits d’individus dont la biographie factuelle ne pourrait laisser deviner la complexité. Manon, en institution médicale depuis plusieurs années, détaille sa relation d’amour-haine avec la voix de Frau, qu’elle imagine comme une femme toute fripée de 90 ans. Éloïse, qui refuse catégoriquement tout traitement, fait la chronique d’un rapport éprouvant avec deux voix : celle d’Amandine spécialiste de tous les malheurs du monde, et celle de Jérôme toujours en train de se plaindre mais qu’elle aime bien. Leurs paroles et celles de Clément, qu’une voix mauvaise incite à se faire du mal et à tout casser, disent la multiplicité des formes que peut prendre l’entente de voix, toutes loin des idées reçues. Comme dans Ysteria (2019) où il s’intéressait à l’hystérie, Gérard Watkins prend un comportement atypique, souvent jugé « anormal » et donc médicalisé, comme lieu d’observation de la société, de ses mécanismes d’exclusion. Il propose un autre regard, curieux et poétique.
L’arrivée de Valérie Dréville, dans le rôle d’une femme âge de la soixantaine remplie de voix, fait basculer la parole chorale vers un monologue à peine ralenti par quelques remarques ou questions du coach invisible. L’urgence de son témoignage est celle d’un accouchement : si les autres membres du groupe sont d’une génération où les voix sont mieux considérées, moins systématiquement qualifiées de symptômes de schizophrénie, elle est d’un autre temps où le silence était pour les personnes concernées la seule option. Là non plus, Voix n’emprunte pas le chemin de la leçon. Le jeu si particulier de Valérie Dréville, les oscillations toujours étonnantes de sa voix suffisent à ancrer sa parole dans une époque. Avec un minimum de gestes, elle sait rendre sensible le théâtre intérieur de sa Véronique. L’apparition finale de ses voix sous forme de figures masquées a hélas tendance à réduire l’espace qu’elle ouvrait pour l’imaginaire et la pensée. Le terrain le plus fertile de Voix loge dans l’invisible.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Voix
Texte et mise en scène : Gérard Watkins
Avec Valérie Dréville, Lucie Epicureo, Malo Martin, Marie Razafindrakoto, Gérard Watkins
Piano Camille : Prenant
Collaboration artistique : Lola Roy
Lumières : Anne Vaglio
Scénographie : François Gauthier-Lafaye assisté de Clément Vriet
Son : François VatinCostumes : Ann Williams
Travail vocal : Jeanne-Sarah Deledicq
Construction décor : Atelier de la Comédie de Saint-Étienne
Régie générale : Nicolas Guellier, François Gauthier-Lafaye
Régie plateau : Clément Vriet
Régie son : François Vatin a
Administration de production : Le petit bureau – Virginie Hammel, Anna Brugnacchi
Presse : ZEF bureau – Isabelle Muraour
Production : Perdita Ensemble, compagnie conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Ile de France et de la Comédie de Saint-Étienne – CDN en coproduction avec le Théâtre des Ilets – CDN de Montluçon avec l’aide du FIJAD (Fonds d’Insertion pour les Jeunes artistes dramatiques) avec le soutien de l’Adami, de la Spedidam et de La Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle – Villeneuve-lez-Avignon avec la participation artistique du Jeune théâtre national avec le soutien en résidence de la Ferme du Buisson – scène nationale de Marne-la-Vallée en coréalisation avec le Théâtre de la Tempête.
La pièce est éditée chez : Esse que éditions.
Durée : 1h50
Théâtre de la Tempête – Paris
Du 5 au 21 mai 2023Comédie de Saint-Etienne
Du 5 au 8 décembre 2023
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