Au Théâtre de la Ville, le metteur en scène suisse et la comédienne allemande détournent le Jedermann d’Hugo von Hofmannsthal, et conjurent, avec doigté, la solitude du passage de vie à trépas.
Au fil des décennies, Jedermann est devenu l’un des événements-phares du Festival de Salzbourg. Depuis sa fondation, en 1920, la manifestation autrichienne accueille chaque année, ou presque, la pièce d’Hugo von Hofmannsthal, régulièrement remise au goût du jour par différents metteurs en scène. Méconnu en France, mais patrimonial en Autriche, ce Jeu de la mort de l’homme riche a l’allure d’une allégorie pseudo-médiévale, empreinte de catholicisme. Un homme de peu de vertu, qui les représente en réalité tous selon la traduction de jedermann (« chaque homme »), se retrouve face à la Mort, envoyée par Dieu en personne. La Faucheuse est venue l’extraire du monde des vivants pour le conduire jusqu’au tribunal divin. Conscient d’être destiné à l’enfer en raison de sa mauvaise nature, l’homme parlemente et obtient un délai d’une heure dans l’espoir de trouver un ami qui accepterait de plaider en sa faveur. Las, tous refusent, et Jedermann, devant le vide et la misère de sa vie, s’en remet aux Bonnes œuvres et à la Foi qui, en le transformant en bon chrétien, lui permettent d’échapper à l’antre du diable.
Cette allégorie, Milo Rau et Ursina Lardi étaient chargés de s’en emparer en août 2020, à l’occasion du centième anniversaire du Festival de Salzbourg. À ceci près que, au lieu de l’attaquer frontalement, ils ont choisi de la détourner et de créer une pièce, Everywoman, « qui serait à l’opposé », explique le metteur en scène suisse, « une pièce intimiste parce que le problème de la mort est un problème existentiellement personnel ». Sur le chemin de leur réflexion, les deux artistes ont fait la rencontre fortuite d’Helga Bedau. Fidèle spectatrice de la Schaubühne de Berlin, cette ancienne institutrice a, pendant la crise du Covid, écrit à Ursina Lardi pour lui confier qu’elle allait bientôt mourir d’un cancer du pancréas, qu’elle regrettait de ne plus pouvoir se rendre au théâtre à cause du confinement, et qu’elle souhaiterait remonter sur scène une dernière fois, après avoir joué dans sa jeunesse le rôle de Rosaline dans Roméo et Juliette. Émue par cette missive, la comédienne est entrée en contact avec cette femme, jusqu’à établir un dialogue avec elle, et à en faire l’un des principaux substrats d’Everywoman.
Mi-biographique, mi-philosophique, la proposition du tandem Rau-Lardi, que l’on retrouve avec un plaisir non feint après leur subjuguant Compassion. L’histoire de la mitraillette donné voilà cinq ans à La Villette, nage constamment entre deux eaux, entre douleurs réelles et vecteur théâtral, drame individuel et questionnements universels, adresse au plus grand nombre et confidences entre deux femmes. Comme il en a l’habitude, Milo Rau se plaît, une nouvelle fois, à brouiller les pistes et à effacer les frontières pour ausculter la réalité au plus près, et regarder la mort en face. Érigée en « jederfrau » du XXIe siècle, Helga Bedau qui, par le truchement de la vidéo, brille, à la fois, par sa présence et par son absence, devient l’incarnation de la mort en solitaire, installée, tel Jedermann dans la pièce d’Hugo von Hofmannsthal, à une table, d’où tous les convives les uns après les autres s’effacent. Pour conjurer cette insoutenable solitude, Ursina Lardi endosse alors le rôle de passeuse et permet, grâce à l’enrôlement du public provoqué par l’acte théâtral, de faire du passage de vie à trépas un moment plus doux et acceptable, car redevenu collectif, comme il l’était dans les siècles passés. Cette « jederfrau » là n’étant, contrairement à Jedermann, pas la seule à entendre les cloches annonciatrices de sa mort prochaine.
Pour autant, le metteur en scène suisse et la comédienne allemande évitent de sauter à pieds joints dans le pathos et mobilisent, pour cela, tout ce que l’art dramatique peut compter d’instruments, employés au vu et au su de tous afin d’instaurer une distance respectueuse. En combinant le théâtre et la vidéo, à la manière de ce qu’il avait déjà pu faire dans The Interrogation, Milo Rau orchestre un vrai dialogue, savamment millimétré, entre Ursina Lardi et Helga Bedau, et souligne, en même temps, la théâtralité de son geste en brisant lui-même l’illusion qu’il produit lorsque la comédienne allemande passe du plateau à l’écran pour s’installer au côté de la femme qu’elle entend soutenir. À l’avenant, l’actrice de la Schaubühne, toujours remarquable dans sa maîtrise de la scène qu’elle habite avec une intensité et une présence hors norme, ne cessent de multiplier les clins d’oeil aux rituels théâtraux, à ces temps suspendus avant et après les spectacles, à cette pluie qu’elle fait tomber à l’aide d’un simple robinet, à ses propres souvenirs, personnels et artistiques, qu’elle pousse à un haut point de réflexivité. Alors, quand vient l’heure pour Helga Bedau de rejoindre, comme Jedermann, « cette tombe noire comme la nuit », ce ne sont ni la Foi, ni les Bonnes oeuvres qui l’accompagnent, mais bien la communauté humaine qu’un soir d’automne Ursina Lardi et Milo Rau ont réussi à fédérer.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Everywoman
Mise en scène Milo Rau
Textes Milo Rau, Ursina Lardi
Avec Ursina Lardi, Helga Bedau (en vidéo)
Décors et costumes Anton Lukas
Assistant costumes Ottavia Castelotti
Vidéo Moritz von Dungern
Son Jens Baudisch
Dramaturgie Carmen Hornbostel, Christian Tschirner
Recherche Carmen Hornbostel
Lumières Erich Schneider
Figurants (vidéo) Georg Arms, Irina Arms, Jochen Arms, Julia Bürki, Keziah Bürki, Samuel Bürki, Achim Heinecke, Lisa HeineckeProduction Schaubühne Berlin
Coproduction Salzburger Festspiele
Coréalisation Théâtre de la Ville-Paris, Festival d’Automne à ParisDurée : 1h15
Théâtre de la Ville – Les Abbesses, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 20 au 28 octobre 2022
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